« Juger l'administration, c'est encore administrer. » Telle est résumée en substance et de façon classique la conception française de la justice administrative.
Cette conception est fondée sur l'idée qu'il est impossible de penser une véritable justice administrative, la décision juridictionnelle ayant nécessairement des effets directs sur l'action administrative elle-même. Pour être un bon juge administratif, il faudrait dès lors être un bon administrateur, afin de pouvoir être en mesure d'apprécier correctement les conséquences de ses décisions. Les membres de la juridiction administrative ne sont ainsi pas des magistrats , mais bien des fonctionnaires, issus en principe du même mode de recrutement que les agents de l'administration active (principalement l'École nationale d'administration). La conception française de la justice administrative est ainsi marquée par le mythe du juge expert, ce juge administratif qui aurait pour souci les soucis de l'administration. Selon cette interprétation théorique, le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1789 et ses développements trouveraient donc leur origine dans le principe plus large de séparation des pouvoirs, le pouvoir judiciaire ne pouvant exercer une influence trop forte sur le pouvoir exécutif.
Cette fondation intellectuelle est en réalité bien fragile. En effet, il existe de nombreux États pratiquant une séparation indiscutable des pouvoirs qui, qu'elle soit souple (par exemple le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord) ou rigide (les États-Unis d'Amérique) ne connaissent qu'un ordre de juridiction, cette ordre soumettant l'administration à un droit commun contrôlé par le juge ordinaire . De plus, il est constaté que même chez les pays qui, à l'image de l'Allemagne ou de l'Italie, pratiquent aussi un dualisme juridictionnel (c'est-à-dire un système juridictionnel qui ne connaît pas une cour suprême unique), les juges administratifs ne sont pas pour autant des administrateurs. Il est ainsi impensable en Allemagne que les membres des juridictions administratives puissent ne pas être des magistrats . La conception française de la justice administrative, à savoir celle d'un double ordre de juridiction, composé de magistrats professionnels d'une part et de juges administratifs ayant aussi les qualités d'administrateurs d'autre part, apparaît de fait beaucoup plus évidemment comme le fruit d'une longue maturation historique que comme celui d'une logique indépassable.
Cette maturation historique est liée au développement de l'appareil d'État en France. Ainsi, dès 1641, l'édit de Saint-Germain avait interdit aux magistrats judiciaires de connaître des affaires « qui peuvent concerner l'État, l'administration ou le gouvernement d'icelui. » Ici comme dans bien des domaines, la Révolution n'a fait que poursuivre l'œuvre de l'administration royale . Les hommes de 1789 se méfiaient notamment beaucoup des Parlements d'Ancien régime qui, par leurs arrêts de règlement, s'étaient constitués comme une force d'opposition au déclin des privilèges. Après la nuit du 4 août 1789, ils souhaitaient donc également que l'administration ne fût plus « troublée dans l'exercice de ses fonctions par aucun acte du pouvoir judiciaire » . Après la Révolution, celui a qui est confié le soin de juger l'administration, le Conseil d'État , constitue d'abord une institution au service du Gouvernement, dans le cadre d'une justice administrative retenue, façonnée par la théorie du ministre juge. Progressivement toutefois, il va s'en émanciper, notamment par une loi du 24 mai 1872 qui institue un système de justice déléguée. Les arrêts Cadot (CE, 13 décembre 1889) et Blanco (TC, 08 février 1873) parachèveront cette histoire si particulière de la conception française de la justice administrative en faisant de l'ordre juridictionnel administratif un ordre indépendant d'une part, appliquant un corpus normatif propre d'autre part.
Cette conception juridique, construite par l'histoire, ne posait pas de problèmes de fond dans le cadre strictement français de l'État de droit. Cependant, l'internationalisation des sources juridiques, notamment sous l'impulsion donnée par le développement du droit européen des droits de l'homme, est venue imposer de nouveaux modes de pensée. De nouvelles exigences quant à l'obligation d'impartialité qui incombe au juge ont tout particulièrement provoqué une remise en question de cette conception française. Alors qu'auparavant elle ne faisait l'objet de presque aucun questionnement, cette dernière en est venue à passer pour un obstacle à l'établissement d'une bonne justice. Sans réelle justification logique, la conception française de la justice administrative rendrait-elle le juge administratif juge et partie de par sa nature même ? La réponse à cette question est évidemment négative, dans la mesure où le juge administratif n'hésite jamais à condamner l'administration lorsqu'il estime qu'elle agit contrairement aux règles de droit qui s'imposent à elle. Il convient donc plutôt de se demander, plus simplement, dans qu'elle mesure la jurisprudence a su lever les obstacles au respect de l'exigence d'impartialité du juge administratif qui naissaient de la conception française de la justice administrative ?
Pour résoudre cette question, il convient d'isoler ces obstacles principaux que devait franchir la jurisprudence. Or, la conception française de la justice administrative provoque deux types de particularités. Ce sont d'une part des particularités liées aux attributions de la justice administrative (I). Ce sont d'autre part des particularités liées au déroulement du procès administratif lui-même (II). De ces deux types d'originalités sont nés des obstacles particuliers qui ont chacun été, en tout ou partie, levés par la jurisprudence.
[...] également sur ce point l'arrêt Kress France : La Cour admet que, par rapport aux juridictions de l'ordre judiciaire, la juridiction administrative présente un certain nombre de spécificités, qui s'expliquent par des raisons historiques. Certes, la création et l'existence même de la juridiction administrative peuvent être saluées comme l'une des conquêtes les plus éminentes de l'État de droit. La Cour ne condamne donc jamais en soit la conception française de la justice administrative. Elle considère toutefois que (idem) : la seule circonstance que la juridiction administrative [ ] existe depuis plus d'un siècle et fonctionne [ ] à la satisfaction de tous, ne saurait justifier un manquement aux règles du droit européen. [...]
[...] L'ordre juridictionnel administratif est en effet divisé entre juridictions administratives générales et juridictions administratives spéciales. Or, ces dernières, très nombreuses et très diverses, exercent aussi des fonctions administratives. Ces fonctions administratives, loin d'être neutres, sont souvent amenées à empiéter sur leurs fonctions juridictionnelles. L'exemple le plus frappant à cet égard est celui de la Cour des comptes. Elle est une juridiction, composée de magistrats. Cependant, si elle a pour fonction de juger les comptes publics, elle effectue surtout en amont un contrôle de la gestion de ces comptes. [...]
[...] Dans le cadre d'une institution telle que le Conseil d'État luxembourgeois, le seul fait que certaines personnes exercent successivement, à propos des mêmes décisions, les deux types de fonctions est de nature à mettre en cause l'impartialité structurelle de ladite institution. En l'espèce, Procola a pu légitimement craindre que les membres qu comité du contentieux ne se sentissent liés par l'avis donné précédemment. Ce simple doute, aussi peu justifié soit-il, suffit à altérer l'impartialité du tribunal en question. Tel est le cadre posé par la Cour. Il faut cependant en préciser la forme. [...]
[...] Cour de Madame Camille Broyelle, Contentieux administratif, Institut d'Études Politiques de Rennes Jurisclasseur Administratif > Fasc : Droit administratif et convention européenne des droits de l'homme. Considérant 195 de l'arrêt CEDH Kleyn préc. Pierre-François Racine, Les grands principes spécifiques au procès administratif, in Libertés et droits fondamentaux, Dalloz 2005, pp. 589- 609. Linotte et Simonin, L'autorité des marchés financiers, prototype de la réforme de l'État AJDA 2004, p ; in Jurisclasseur préc . Pierre-François Racine, Les grands principes spécifiques au procès administratif, in Libertés et droits fondamentaux, Dalloz 2005, pp. 589- 609. Considérant 71 de la décision Kress préc . [...]
[...] Il est donc fait application de la jurisprudence européenne quant à l'exigence d'impartialité à toute une série d'organismes collégiaux. La conséquence directe, c'est que l'impossibilité pour le rapporteur de participer au délibéré est devenue la règle dans la plupart des autorités de régulation. Les fonctions d'accusation, de poursuite et de jugement sont par exemple distinctes au sein de la nouvelle Autorité des marchés financiers[15]. En dehors de la matière disciplinaire, le Conseil d'État manifeste toutefois la volonté, exprimée à l'occasion de l'affaire Procola, de ne pas écarter dans l'absolu certaines personnes de la fonction de juger mais bien de vérifier au cas par cas si leur participation dans telle ou telle affaire enfreint le principe d'impartialité. [...]
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