Le professeur Damien Thierry jugeait qu'elle était "l'une des constructions jurisprudentielles les plus controversées du droit administratif français", le professeur René Chapus la comparait à la "folle du logis, présente là où on l'attend le moins et perturbatrice au-delà de l'acceptable". La voie de fait, eu égard à l'opacité certaine de sa conception et à la complexité de sa mise en oeuvre, n'a jamais réellement fait l'unanimité parmi les théoriciens du droit administratif. Et l'on ne peut pas dire que l'arrêt "Eucat" (TC, 9 juin 1986) ait efficacement favorisé l'établissement d'un consensus en la matière (...)
[...] Le préfet du Bas-Rhin élève alors le litige auprès du Tribunal des Conflits. La question qui était posée au Tribunal des Conflits était de savoir si le retrait d'un passeport au titre d'arriérés d'impôts était bel et bien constitutif d'une voie de fait administrative. Le Tribunal, tout en reconnaissant que la liberté fondamentale d'aller et venir ne se limitait pas au seul territoire national mais comprenait également le droit de le quitter, droit reconnu notamment dans de très nombreux textes (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, Pacte international de New York), assimile le droit au passeport à une liberté fondamentale. [...]
[...] Et l'on ne peut pas dire que l'arrêt Eucat (TC juin 1986) ait efficacement favorisé l'établissement d'un consensus en la matière. La théorie juridique de la voie de fait est une construction purement jurisprudentielle dont l'apparition est communément datée autour des années 1930, avec deux arrêts importants du Tribunal des Conflits : Curé de Réalmont (1930), et plus encore Action Française (1936). La voie de fait peut être définie comme une atteinte grave et manifestement illégale opérée par l'administration à l'égard du droit de propriété ou d'une liberté fondamentale, qui entraîne en substance la dénaturation de l'action administrative et la compétence du juge judiciaire, en sa qualité de gardien naturel de la propriété et des droits individuels, pour en rendre compte. [...]
[...] Mais en retenant ce critère et en l'intégrant dans la définition de la voie de fait, le Tribunal des Conflits écarte par là même le critère traditionnel du comportement arbitraire de l'administration, caractéristique de la voie de fait. L'arrêt Eucat développe la notion de voie de fait en incorporant dans ses critères de reconnaissance l'erreur dans les motifs et l'illégalité. Cette dilatation du domaine définitionnel de la voie de fait, domaine par définition sensible du droit administratif, ne va pas manquer de soulever une véritable levée de boucliers dans les rangs des théoriciens du droit administratif : l'élargissement de la voie de fait, qui va de pair avec la mise en application de cette notion, appellera rapidement la jurisprudence à venir borner cet élargissement, dont on mesurait encore assez mal les conséquences. [...]
[...] Eucat, estimant que ce retrait était caractéristique d'une voie de fait de la part de l'administration, assigne le trésorier payeur général du Bas-Rhin en restitution de son passeport devant le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg, qui fait droit à sa demande. Le trésorier payeur général interjette appel près la Cour de Colmar, devant laquelle le préfet du Bas-Rhin avait déposé un déclinatoire de compétence. La Cour d'Appel de Colmar rejette le déclinatoire et confirme la position du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg dans un seul et même arrêt. [...]
[...] Par la consécration du Tribunal des Conflits d'un droit au passeport L'établissement du lien entre la détention d'un passeport et la liberté individuelle de quitter le territoire permet au Tribunal des Conflits de dégager l'existence d'une atteinte à la liberté individuelle d'aller et venir de M. Eucat, atteinte qui permet de caractériser une erreur grossière de motivation de la part de l'administration. Désormais, la voie de fait peut résulter d'un acte qui se rattache à l'application d'un texte, mais qui repose sur un motif radicalement différent de celui prévu par ce texte. [...]
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