La collection Lambert est exposée à l'hôtel de Caumont, à Avignon ; y figure, notamment, une œuvre de Cy Twombly - ensemble de dix éléments consacrés à l'œuvre à Platon, avec, au centre, un triptyque, intitulé « Phèdre », composé d'un monochrome d'un blanc immaculé, d'une huile sur toile, blanche, elle aussi, mais éclaboussée de rouge vif, et d'un texte écrit à la mine de plomb et huile sur papier. Le monochrome blanc évoque l'amour platonique, la toile maculée de rouge, l'amour physique.
Le 19 juillet 2007, une certaine Rindy Sam, jeune cambodgienne de trente ans aux longs cheveux d'ébène, artiste-peintre inconnue, entre dans la salle d'exposition accompagnée de son « fiancé ». Coïncidence : elle est vêtue de rouge, du rouge de l'amour physique. Alors que son « fiancé » se plonge dans la lecture du catalogue - il est, apprendra-t-on, professeur de philosophie à Marseille, autre coïncidence - Rindy Sam s'approche en dansant du tryptique, tombe en extase devant le monochrome blanc, écarte les bras, puis, dira-t-elle plus tard, dans un « geste complètement spontané », elle l'embrasse fougueusement. Elle recule de quelques pas, contemple la trace de son baiser et soupire : « c'est merveilleux d'embrasser une œuvre si on l'aime » et elle ajoute : Cy Twombly a « laissé ce blanc » pour moi, pour que je vienne l'habiter et mon baiser a rendu le tableau « encore plus beau ».
Prévenue d'avoir volontairement dégradé un objet conservé ou déposé dans un musée, Rindy Sam comparaît le 9 octobre 2007 devant le Tribunal Correctionnel d'Avignon. Elle revendique son acte « comme un geste artistique » et, questionnée sur le bristol décoré de son baiser en vente sur internet et dans la salle des pas perdus du palais de justice d'Avignon, elle lance à la cantonade : « je me fous de cette notoriété, je veux qu'on me fiche la paix ». Quant à son compagnon, il explique qu'avant cette journée mémorable il n'était qu'« un niais prétentieux englué dans sa prétendue culture » mais que depuis cet événement, il est « devenu un autre homme, sorti de sa torpeur dogmatique », ce qui lui attire cette réplique narquoise du Président : « Si vous ne regardiez pas, vous devez avoir le sentiment d'avoir raté un grand moment de l'art ».
Bref, le tribunal rendit son jugement le 16 novembre 2007, déclara Rindy Sam coupable des faits qui lui étaient reprochés et, sur l'action civile, la déclara responsable du préjudice subi par l'association Lambert en Avignon, Cy Twombly et Yvon Lambert - propriétaire de l'œuvre - et il sursit à statuer sur les frais de restauration de l'œuvre (33 400 euros). En définitive, sa condamnation se montait à 1 500 euros plus cent heures de travail d'intérêt général. Jugement clément, bienveillant même, et on ne saurait le lui reprocher.
Mais la surprise, la vraie surprise, est ailleurs, car le tribunal non seulement a inventé le délit de « dégradation d'un concept », mais encore a fait fi de la passion platonicienne qui animait la prévenue.
[...] N'avait- elle pas été la proie d'un cas de force majeure qui résulte d'un événement indépendant de la volonté humaine et que celle-ci n'a pu ni prévoir, ni conjurer ? Et le monochrome blanc n'était-il pas un appel au délire ? Qui peut savoir ? Je plaisante, bien sûr, mais pas vraiment. Avouons que c'eût été une belle réponse juridique de renvoyer à Cy Twombly sa propre provocation. [...]
[...] Ainsi en est-il du droit de divulgation, du droit au respect du nom, à la qualité d'auteur, à la paternité, et au respect de l'œuvre, où elle a jugé, notamment, à propos de deux sculptures monolithiques placées à l'entrée d'un établissement scolaire et ultérieurement repeintes - l'une d'entre elles ayant été recouverte, sur le haut, de métal - que l'article L. 335-3 devait s'appliquer dès lors qu'une nouvelle représentation de l'œuvre est réalisée par sa communication au public sous une forme altérée ou modifiée Bref, d'une façon ou d'une autre, il était pour le moins hasardeux d'affirmer, comme l'a fait le tribunal, que toute modification non autorisée d'une œuvre est dépourvue de spécifications répressives et ce d'autant plus qu'il ne faisait aucune mention de l'article L. [...]
[...] En définitive, sa condamnation se montait à euros plus cent heures de travail d'intérêt général. Jugement clément, bienveillant même, et on ne saurait le lui reprocher. Mais la surprise, la vraie surprise, est ailleurs, car le tribunal non seulement a inventé le délit de dégradation d'un concept mais encore a fait fi de la passion platonicienne qui animait la prévenue. I - Le délit de dégradation d'un concept Pour apprécier la démarche du tribunal - qui l'a mené à l'invention incongrue du délit de dégradation d'un concept - il faut repartir de ses prémisses. [...]
[...] 335-3 CPI, alors art c. pén.), visent tous les droits de l'auteur sans exception ni réserve ; qu'on ne saurait exclure les prérogatives d'ordre moral, sans aller à l'encontre de l'économie générale de la loi ; et elle confirmait, ultérieurement, ce principe : en matière de contrefaçon, la loi prévoit que constitue un délit, notamment toute atteinte portée aux droits d'auteur et en particulier au droit moral Et le Tribunal de grande instance de Paris avait jugé dans le même sens, en décidant que la modification de la durée d'un film sans accord de l'auteur et, plus encore, nonobstant son opposition expresse, est, aux termes de l'article L. [...]
[...] Après quoi, on verra par quels étranges glissements de sens il a élaboré ce nouveau délit. A - Des prémisses hasardeuses L'objectif du tribunal était simple : puisque, disait-il, en substance, le code de la propriété intellectuelle, tout en reconnaissant à un artiste le droit au respect sur son œuvre n'en réprime pas, pénalement, la violation, il convient de compléter cette carence en faisant appel à l'article 322- 1 du Code pénal qui réprime la destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui En d'autres termes, il conviendrait de combiner les dispositions civiles reconnaissant les droits de l'auteur et les dispositions pénales réprimant la dégradation du bien d'autrui L'intention était louable - puisque le droit au respect s'en trouvait renforcé - mais, hélas pour le tribunal, il se trouve que toute une jurisprudence, sur le fondement de l'article L. [...]
Bibliographie, normes APA
Citez le doc consultéLecture en ligne
et sans publicité !Contenu vérifié
par notre comité de lecture