« De quoi sommes-nous responsables ? » demande Candide. Le juriste répond à Candide qu'être responsable, c'est devoir « répondre de », et il ajouterait très vite « répondre des dommages causés » ; et que finalement c'est une dette de réparation.
- N'êtes-vous responsable que du malheur causé, demanderait Candide, pourquoi vous faut-il attendre qu'il se produise pour reconnaître après coup votre responsabilité ? Ne peut-on, avant quelque' atteinte, être responsable de son action ?
- La responsabilité civile tend à compenser ces atteintes, répond le juriste, voilà près de deux siècles que tous les juristes entendent ainsi le terme « responsabilité ». Ce n'est pas possible, il y a les textes du Code Civil! Cela serait énorme, ce serait une révolution…imaginer que la responsabilité puisse indemniser, réparer mais aussi anticiper !
Ce dialogue imaginaire entre Candide et un juriste reflète d'une part, l'idée que la responsabilité civile est, dans le sens commun, l'obligation de réparer le préjudice causé à autrui et d'autre part, par l'interrogation de Candide, que les certitudes sur la responsabilité et ses fonctions actuelles se bousculent en laissant la porte ouverte à de nouveaux questionnements. Une attention particulière se porte sur l'une des conditions de la responsabilité civile, par son importance, son lien avec celle-ci qu'elle conditionne : le préjudice. « Véritable pierre angulaire des constructions juridiques de tous les systèmes de responsabilité civile, élément central du droit de l'indemnisation » , le préjudice occupe une place centrale dans la responsabilité civile, en étant aujourd'hui une des ses questions majeures.
Préalablement à toute étude, il est nécessaire de clarifier l'usage sémantique des termes « dommage » et « préjudice ». En droit français, ces deux termes sont tenus pour synonymes dans le Code Civil et la jurisprudence qui ne font aucune différence entre les deux.
Pourtant, une partie de la doctrine souhaite que l'on distingue les deux concepts . Celle-ci se fonde sur l'origine historique des termes, car en droit romain le damnum de la loi aquilia était différent du prœjudicium . Le dommage est la lésion subie, l'atteinte à un bien ou à une personne, tandis que le préjudice, seul pris en compte par le droit , est « la conséquence patrimoniale ou extra-patrimoniale de la lésion » et peut par conséquent faire l'objet d'une action en responsabilité pour obtenir une indemnisation. Certaines qualités sont attribuées par les partisans d'une distinction, notamment de permettre de différencier les mesures de réparation – le dommage permettant des mesures de réparation en nature alors que le préjudice ne pourrait être réparé que par une compensation pécuniaire – ainsi que de permettre une clarification sémantique non négligeable.
Néanmoins, bien que cette distinction corresponde à une réalité, les termes de dommage ou de préjudice seront employés indistinctement sur le modèle du Code Civil : les conséquences d'une atteinte à une personne ou un bien sont un préjudice ou un dommage.
Provenant du latin « praejudicium » , il est le « dommage subi par une personne dans son intégrité physique ( préjudice corporel, esthétique), dans ses biens ( préjudice patrimonial, pécuniaire, matériel), dans ses sentiments ( préjudice moral) qui fait naître chez la victime un droit à réparation ». Cependant, comme le souligne Loïc Cadiet, le préjudice est resté dans l'ombre et on en a négligé « l'étude, pourtant essentielle, (…), comme si la nécessité évidente du préjudice dispensait de toute discussion au sujet de sa définition ». Force est de constater la carence de l'étude de la notion. Mais, bien au-delà de l'étude de la notion qui ne sera pas traitée ici, se pose aujourd'hui, dans plusieurs branches du droit de la responsabilité, la question de la place voire de l'exigence du préjudice.
D'une part, les mutations de la responsabilité civile s'adaptant aux évolutions historiques et sociales ont fait évoluer la place du préjudice dans celle-ci. Tournée pendant longtemps autour de la faute, elle s'est adaptée aux évolutions industrielles de notre société en allant vers une responsabilité objective.
A la fin du XIXème, la responsabilité était, en principe, fondée sur la faute, poursuivant un but de sanction d'un comportement jugé fautif, le préjudice n'était que secondaire. Les articles 1382 et suivants étaient considérés comme la transposition, sur le terrain du droit, des principes de morale élémentaire pour juger de la conduite du responsable. Dès 1873 , la Cour de Cassation a fait de la faute une notion de droit.
Puis, la survenance de la révolution industrielle a constitué un réel tournant dans l'histoire de la responsabilité civile et la place du préjudice en a subi les effets. Cette révolution a mis en exergue les limites d'une responsabilité exclusivement fondée sur la notion de faute; le développement du machinisme et l'industrialisation ont créé de nouveaux risques.
Se dessine, dès lors, un double mouvement d'objectivisation et de collectivisation de la responsabilité civile faisant apparaître, d'une part des responsabilités sans faute et d'autre part, des mécanismes d'assurance de responsabilité civile conduisant à une réelle socialisation des risques. Le souci d'indemnisation des victimes prend peu à peu le dessus sur la logique punitive d'un comportement fautif.
On observe un réel déplacement du centre de gravité de la responsabilité vers le préjudice; aujourd'hui, la responsabilité civile renvoie au dommage et à sa réparation, le souci d'indemnisation des victimes étant au centre des préoccupations de la responsabilité civile.
D'autre part, se poser la question de l'exigence d'un préjudice pour engager la responsabilité civile peut paraître de prime abord quelque peu déroutant. Elle est provocatrice : on voit mal comment une action en indemnisation pourrait prospérer en l'absence d'un préjudice. Traditionnellement, il est enseigné que le préjudice est une condition sine qua non de la mise en œuvre de la responsabilité civile ayant pour but de compenser par une indemnisation la survenance d'un dommage. La réponse devrait être évidente, il paraîtrait impossible d'engager la responsabilité d'une personne sans qu'une victime ait subi un dommage.
Et pourtant la question de savoir si l'existence de la responsabilité civile est toujours subordonnée à l'exigence d'un préjudice se pose sérieusement aujourd'hui en droit positif, autant en responsabilité contractuelle que délictuelle.
Bien que le préjudice apparaisse de prime abord comme une condition indispensable de la responsabilité, des assouplissements de preuve sont constatés dans diverses branches du droit de la responsabilité civile pour permettre une indemnisation plus facile des victimes qui éprouvent des difficultés à prouver le préjudice. Cela ne supprime pas son exigence mais permet sa présomption, réel assouplissement de preuve.
Au-delà, se développe aujourd'hui un double mouvement visant à contester l'exigence d'un préjudice. D'un côté, en matière contractuelle, une doctrine a nié la responsabilité contractuelle en considérant les dommages et intérêts comme un mode d'exécution par équivalent, ce qui évince le préjudice comme condition d'octroi de dommages et intérêts. D'un autre côté, dans la branche délictuelle, apparaît depuis quelques années, une responsabilité préventive visant à indemniser les simples risques de dommages. L'émergence de nouveaux dommages a obligé la responsabilité civile à assouplir ses règles de base. S'éloignant de l'exigence d'un dommage certain, ce mouvement combiné à l'apparition du principe de précaution, bouleverse quelque peu l'exigence d'un préjudice pour engager la responsabilité.
Ces évolutions nous amènent donc à traiter dans un premier temps de l'exigence du préjudice, condition traditionnelle de la responsabilité et de ses assouplissements de preuve dans « Le préjudice : une condition indispensable de la responsabilité civile » (I) avant de s'intéresser à la contestation de celui-ci dans les deux branches de responsabilité dans « La contestation de l'exigence d'un préjudice en responsabilité civile » (II)
[...] Le dommage moral consiste dans l'atteinte à la réputation ou à la notoriété. Com 9 octobre 2001, Contrats, con. Consom comm. Nº obs. M. Malaurie-Vignal ; Resp. Civ et assur comm RTD civ 2002, p obs. P. Jourdain RTD civ 2002, p obs. P. Jourdain L'agissement parasitaire est le fait pour u tiers de vivre en parasite dans le sillage d'un autre en profitant des efforts qu'il a réalisés et de la réputation de son nom et de ses produits Voir également l'article de P. [...]
[...] IV nº 126, Com 9 octobre 2001, Contrats, con. Consom comm. Nº obs. M. Malaurie-Vignal ; Resp. civ et assur comm RTD civ 2002, p obs. P. Jourdain, Com. 1er juillet 2003 nº 01- Com 17 janvier 1979, Bull. civ IV, nº 423 ; Com octobre 1993, Bull. Civ. [...]
[...] Cromier, Le préjudice en droit administratif français, LGDJ 2000. Aubry et Rau, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, Litec 1989 nº 10. M. Dejean de la Bâtie distingue les deux notions, il considère que ce que la responsabilité civile doit réparer, ce n'est pas l'atteinte portée aux victimes, mais les effets qui en résultent pour celles-ci, aussi bien dans l'ordre économique que par les souffrances diverses qui les affectent H. et L. Mazeaud et A. Tunc, Traité de la responsabilité civile, t. Montchréstin nº 208 et s. [...]
[...] La formule gomme l'exigence du préjudice qui n'est pas un obstacle aux dommages et intérêts. L'arrêt propose donc une interprétation nouvelle de l'article 1145 au pied de la lettre [147] ; il conduit à conférer au créancier un droit automatique à des dommages et intérêts sur le seul constat de l'inexécution Cette interprétation est critiquable, les obligations de ne pas faire ne présentent aucune spécificité, et la condamnation à réparation, comme dit précédemment suppose la preuve d'un préjudice. Revenir à l'interprétation de l'arrêt du 26 février 2002 qui décide que l'article 1145 ne fait que la dispense d'une mise en demeure apparaît nécessaire. [...]
[...] Guihal : arrêt qui affirme très nettement que (contre l'indemnisation du risque) : la condition d‘exigence d'un dommage certain, à défaut de laquelle aucune responsabilité civile ne saurait être engagée, n'étant pas remplie, c'est à bon droit que la Cour d'appel a décidé que la garantie de l'assureur de responsabilité civile de l'entreprise n'avait pas lieu, en l'état, de jouer Cass. 2e civ déc Laclau Lacrouts Larroude, arrêt nº 1794 FS-P+B, Bull. civ. nº 405 ; RTD civ p obs. P. Jourdain L'indemnisation du risque de dommage sera étudiée dans la deuxième partie. Civ. [...]
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