Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
La fiction de la personnalité morale induit une structure humaine capable d'exprimer, pour l'engager juridiquement, la volonté sociétaire : c'est le rôle des organes de direction, que le langage courant rassemble sous l'expression de « chef d'entreprise » ou « dirigeant social », sorte de « tiers-état, intermédiaire entre le commerçant et le non commerçant » . Le Code de commerce emploie plus volontiers les termes de « mandataire social » afin de marquer le mandat, conféré par les associés, lui permettant d'agir pour le compte de la société et de la représenter vis-à-vis des tiers. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il lui est subordonné : en ce sens le dirigeant doit être distingué du préposé et la société ne pas être confondue avec un commettant pour la simple et bonne raison « qu'une personne physique ne peut à la fois se prétendre dirigeante d'une personne morale et se trouver subordonnée à celle-ci » , ce sont deux situations contradictoires (hormis le cas du dirigeant d'une filiale très contrôlée…).
Bien au contraire, censé servir l'intérêt du groupement, il détermine par sa gestion ses orientations économiques et stratégiques. Malgré certaines limites apportées par la loi et les statuts, il bénéficie nécessairement d'une sphère d'autonomie : naît ainsi le risque que l'individu à qui on confie ce pouvoir de direction ne l'utilise à des fins autres que celles pour lesquelles on le lui a confié. Or, placé dans un contexte hostile par nature, le monde des affaires, il est parfois poussé à adopter des comportements déloyaux voire malhonnêtes ou illicites. Diverses incitations (préserver la solvabilité de la société) et tentations (comme améliorer sa condition personnelle par l'augmentation de ses rémunérations) peuvent le conduire à la faute. Les récents scandales financiers en témoignent.
Dès lors, s'il adopte une gestion à risques, on lui reprochera, tôt ou tard, une attitude fautive génératrice d'un préjudice pour la société, les associés ou les tiers. Une sanction s'impose : la responsabilité personnelle apparaît ainsi comme le moyen de le contraindre à prendre un soin particulier dans l'exécution de sa mission. A ce sujet, le législateur a multiplié au XXe siècle les textes spéciaux, écartant ainsi l'application du droit commun. Dans de nombreux domaines, le dirigeant peut être déclaré responsable sur le plan civil et/ou pénal : à titre d'exemple, citons le droit du travail, les textes relatifs a la sécurité sociale, aux prix ou en matière de bourse, de consommation, sans oublier la responsabilité fiscale. En droit des sociétés, le mandataire social (gérants de sociétés civile et commerciale, membre du conseil d'administration ou de surveillance, directeur général ou membre du directoire, etc) est visé par de nombreuses incriminations héritées de la loi sur les sociétés commerciales du 24 juillet 1966 et inscrites aujourd'hui au livre II du Code de commerce. Celle-ci a posé, comme le Code civil, le principe de la responsabilité civile des dirigeants de société : ils sont «responsables individuellement ou solidairement, selon les cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion » .
D'emblée on note que la formulation légale implique deux sortes de responsabilités selon « la catégorie à laquelle appartient la victime » : l'une interne et l'autre externe, la première correspondant à la responsabilité du dirigeant envers la société ou un associé (de fondement contractuel selon la doctrine en raison du mandat conféré) alors que la seconde visant sa responsabilité à l'égard des tiers (de nature délictuelle ou quasi-délictuelle au contraire en l'absence de rapport contractuel entre eux) . Cette dernière est de plus en plus sollicitée, surtout en cas de faillite par des personnes qui s'estiment lésées par l'incurie de la principale « émanation » du groupement : elles sont extérieures à celui-ci (victimes de l'inexécution d'un contrat conclu avec la société, d'un acte illicite ou d'un dommage résultant d'actes de concurrence déloyale ou de contrefaçon) quoique la situation de l'actionnaire pose quelques difficultés comme on le verra.
Pourtant, c'est au regard des tiers qu'est plus flagrante l'ambiguïté résultant de la fiction d'une personne morale car il est plus difficile de dissocier sa responsabilité de celle propre au dirigeant. En effet, comme le relevait le Professeur Guyon , « il est assez rare que celui-ci engage sa responsabilité personnelle à l'égard des tiers : dans les circonstances normales, il agit au nom et pour le compte de l'entité et par application de la théorie de la représentation, les tiers sont liées à celle-ci, qui est seule engagée dans les liens de droit. C'est donc à la société, et normalement à elle seule, qu'ils pourront demander des dommages-intérêts si l'acte ainsi accompli venait à leur causer un préjudice ». Cela signifie-t-il pour autant que ce représentant est à l'abri, derrière l'écran de la personne morale, de toute action cherchant à l'atteindre directement ?
Exceptionnellement et subsidiairement , il peut se voir personnellement inquiéter, pour des comportements adoptés lors de l'exercice de ses fonctions, par des personnes qui ont eu à souffrir de leur rencontre mais encore faut-il distinguer entre les faits dommageables qui lui sont imputables à titre personnel et ceux qui, relevant de sa qualité, doivent être imputés à l'entité dirigée. Des deux, qui va supporter patrimonialement la charge de la réparation du préjudice subi par les tiers ?
A n'en pas douter, sa responsabilité sera fondée sur la faute. Toutefois, la difficulté va consister à déterminer celle susceptible de révéler « l'homme » (ou « la femme »), c'est-à-dire le représentant n'agissant pas ès qualité. A cet égard, la typologie légale prévue par le Code de commerce n'est pas la mieux adaptée dans le domaine de la responsabilité externe : cela a sans doute compté dans l'adoption en jurisprudence, depuis quelques années et après une certaine évolution terminologique, d'une distinction empruntée au droit administratif entre la faute détachable des fonctions et celle qui ne l'est pas, seule la première pouvant engager la responsabilité personnelle du dirigeant à l'égard des tiers et ce indépendamment de celle de la société. Il faut observer que cette summa divisio semble limitée à l'entreprise solvable (ou « in bonis ») car dès l'ouverture d'une procédure collective, l'action en comblement (C. com. L624-3) permet de mettre à la charge du mandataire social l'insuffisance d'actif pour toute erreur de gestion y ayant contribué, peu importe que la faute soit séparable ou non de l'exercice des fonctions . A l'inverse, lorsque le groupement est en mesure de supporter financièrement la charge de la réparation du dommage subi par les tiers et causé par le fait de son organe, les juges ont accordé à ce dernier une immunité qui ne cédera qu'avec la démonstration d'une faute détachable, commise lors de l'exercice de son mandat en outrepassant les limites normales de sa mission .
Or, cette transposition, fondée sur la règle de la représentation légale, a été critiquée en raison de la rigidité avec laquelle la Cour de cassation a apprécié, sans la définir, la notion , qui l'a conduite à exonérer certains dirigeants même s'ils s'étaient rendus coupables de graves fautes de gestion. On constate donc une « disharmonie dans l'étendue de leur responsabilité à l'égard des tiers, selon que la société est solvable ou non » alors que les deux types de faute (faute de gestion et faute détachable) s'analysent l'un et l'autre comme « un comportement déviant des fonctions directoriales » . Malgré tout, par un arrêt du 28 juin 1995 , la chambre commerciale a posé la règle du non cumul de l'action en comblement avec l'action en responsabilité des articles L223-22 et L225-251 .
Fort heureusement, les Hauts magistrats ont assoupli leur appréciation du concept de détachabilité dans un arrêt de principe du 20 mai 2003 qui précise, avec pour le moins une certaine « obscurité », les premiers éléments de définition de la faute des fonctions : désormais, celle-ci est constituée « lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales ».
Bien que reconduite en son principe, la Cour suprême doit-elle continuer à exiger une telle faute pour engager la responsabilité délictuelle des dirigeants de personnes morales pour les dommages qu'ils causent aux tiers à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions ?
Nous porterons notre attention sur la difficile caractérisation de la faute détachable ( I ) puis nous verrons ensuite que malgré les précisions apportées, de nombreuses zones d'ombres subsistent ( II ).
[...] L'arrêt du 20 mai 2003 apporte les premiers éléments qui vont nous permettre de déceler la responsabilité propre du dirigeant à l'égard des tiers. : Un début de clarification Jusqu'à l'arrêt du 20 mai 2003[59] (arrêt Seusse ou Sati qui sont respectivement les noms de la gérante et de la société victime), la Cour de cassation, en sa première chambre civile n'avait retenu qu'une seule fois l'hypothèse de la faute détachable des fonctions, dans le cas d'une faute pénale[60]. En revanche, c'est la première fois que la formation commerciale vise et surtout applique la notion. [...]
[...] Rodière. Cass. civ. 3e 18 juin 1970, Bull. civ. III, n°429. Cass. com mars 1973, Rev. sociétés 1974, p300, note J.H. Cass. com mai 1982, Rev. sociétés 1983, p573, note Y. [...]
[...] Certains juges du fond ne s'y sont pas trompés et ont jugé que l'octroi d'une garantie sans autorisation constitue une infraction dont le dirigeant doit personnellement répondre : notamment Lyon nov D.1998, p250, note Y. Reinhard. Outre sa valeur intimidante, la voie pénale comporte l'avantage de bénéficier d'une instruction facilitant la preuve de la faute. La faute pénale sera étudiée dans Setion1, Partie I. Cass. crim février 2003, Dt. Pénal /2003, p17, note J. H. Robert : dirigeant doit répondre des conséquences dommageables de l'infraction dont il s'est personnellement rendu coupable, ce délit eût-il été commis pour le compte d'une société commerciale ; Déjà, Cass. crim octobre 1991, Rev. sociétés 1992, p782, note B. [...]
[...] Toutefois, Cass. com janvier 1998, Bull. Joly (arrêt Vanhove et Cass. com avril 1998, Bull. Joly (arrêt Vergnet qui interviennent dans le contexte d'une liquidation judiciaire alors que la Cour de cassation s'est fondée sur la notion de faute détachable pour écarter l'action en responsabilité. Cass. com mai 2003, cf. bibliographie. Cass. com nov Bull. civ. IV, n°81 ; RTD Com p425, obs. [...]
[...] V. WESTER-OUISSE, préciré. D. OHL, sous note Cass. com avril 1998, JCP 1998 II p1921. Paris 29 mars 1994, RJDA 1994, n°1086 (cession Dailly d'une facture dont le montant ne correspond pas à la prestation réellement effectuée) ; Reims 28 octobre 1998, RTD com (non signature d'un acte de nantissement consenti en garantie du remboursement de certaines créances). D. VIDAL, art. précité. A. VIANDIER et J.-J. CAUSSAIN, sous Cass. [...]
Bibliographie, normes APA
Citez le doc consultéLecture en ligne
et sans publicité !Contenu vérifié
par notre comité de lecture