Estoppel, fin de non recevoir, procédure civile, commentaire d'arrêt
L'article 122 du Code de procédure civile dispose que « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».
L'énumération des fins de non-recevoir du Code de procédure civile n'est pas limitative, comme en témoigne le caractère très général de cet article et l'emploie de l'adjectif « tel ». En dehors des exemples proposés par cette disposition d'autres fins de non-recevoir existent donc. Celles-ci peuvent être d'origine légale (à titre d'exemple peut être cité la réconciliation des époux dans la procédure de divorce), d'origine contractuelle (l'arrêt rendu en chambre mixte du 14 février 2003 par la Cour de cassation consacre la fin de non-recevoir comme sanction du non respect d'une clause de conciliation préalable) ou d'origine jurisprudentielle tel qu'il résulte de l'arrêt rendu en Assemblée plénière le 27 février 2009.
En effet, par cet arrêt, dont les faits sont complexes, la Cour consacre la fin de non-recevoir comme sanction de l'obligation de loyauté procédurale.
En l'espèce, la société Sédéa sollicite du juge qu'une seconde société soit condamnée à lui livrer des récepteurs numériques, qu'elle achète à une troisième société, avant qu'une quatrième société lui précise qu'elle n'avait pas donné à la seconde la licence d'exploitation du système de décryptage inclus dans les récepteurs numériques.
La société Sédéa obtient alors en référé la consignation du prix qu'elle avait payé à la troisième, puis, saisit le tribunal de commerce pour obtenir la condamnation des trois sociétés à des dommages-intérêts et une expertise afin de savoir si les matériels étaient, lors de l'achat, couverts ou non par une licence de la quatrième société.
Dans ses conclusions déposées devant le tribunal de commerce, la société Sédéa demande la nullité ou la résolution de la vente ainsi que des dommages et intérêts.
La Cour d'appel de Grenoble, statuant en matière de référé, déclare le 21 avril 2004 les demandes de la société Sédéa irrecevables au seul motif qu'elle « n'a pas cessé de se contredire au détriment de ses adversaires » lors des procédures menées en référé puis au fond. La Cour d'appel estime en effet que ce comportement doit être sanctionné « en vertu du principe suivant lequel une partie ne peut se contredire au détriment d'autrui (théorie de l'estoppel) ».
Les demandes d'une partie à l'origine de plusieurs actions en justice de natures différentes, fondées sur des conventions et opposant des parties différentes peuvent-elles être déclarées irrecevables sur le fondement de la théorie de l'estoppel?
[...] Selon certains auteurs, il existerait ainsi des degrés de contradiction ou encore des contradiction légitimes Par cet arrêt et, malgré la cassation, l'assemblée plénière introduit ce principe de non contradiction à la procédure civile qui, s'il est établi, ne suffit pas forcément à déclarer la demande irrecevable. L'estoppel, nouvelle institution de la procédure civile française, devient alors un outil premier de moralisation du contentieux entre les mains du juge de cassation à qui il revient d'en préciser les conditions d'application. [...]
[...] Enfin, il n'y aurait pas contradiction si les actions n'opposent pas les même parties. En l'espèce le fabriquant était le défendeur lors du première procès alors que dans la seconde affaire il s'agissait du fournisseur. La Cour de cassation ne condamne donc pas systématiquement l'interdiction de se contredire au détriment d'autrui, condamnation qu'elle réserve aux hypothèses dans lesquelles le comportement déloyal de la partie mérite de l'être. Dans son communiqué de presse, la Cour de cassation précise qu'elle entend se réserver le droit de contrôler les conditions d'application de ce principe de non contradiction l'érigeant ainsi en une règle de pur droit ne relevant donc pas de l'appréciation souveraine des juges du fond. [...]
[...] Loic Cadiet précise que l'estoppel permet d'empêcher celui qui, par ses paroles ou son comportement, a crée une apparence trompeuse, de contredire cette apparence dès lors qu'elle a servi de base à l'action d'un partenaire ou d'un tiers L'estoppel sanctionne alors une trahison de la confiance légitime que l'on a dans son adversaire. Malgré les efforts d'une partie de la doctrine, la jurisprudence refusait jusqu'alors de généraliser l'estoppel à la procédure civile française. On peut d'ailleurs remarquer que dans cet arrêt, contrairement aux juges du fond, l'Assemblée plénière n'emploie pas le terme d'estoppel Ce terme n'est, en effet, visé que dans l'attendu résumant l'arrêt d'appel cassé par la Cour et il n'y est pas fait explicitement référence dans le visa ou dans le chapeau qui l'accompagne. [...]
[...] Sanction qui n'est donc pas systématique mais est tributaire des circonstances de l'espèce. À cet égard, l'attendu de la Cour de cassation fournit des indices, exprimés négativement, dont la liste ne semble pas être limitative comme en témoigne l'utilisation de l'adverbe notamment L'assemblée plénière rejette, en effet, la décision de la Cour d'appel de Grenoble pour violation de l'article 122 du Code de procédure civile car, en l'espèce, notamment, les actions engagées par la société Sedéa n'étaient ni de même nature, ni fondées sur les mêmes conventions et n'opposaient pas les mêmes parties Ainsi, il ne saurait y avoir contradiction si les actions engagées par un demandeur ne sont pas de même nature. [...]
[...] Certains auteurs, comme Nicolas DUPONT, ont alors considéré que cet arrêt ne consacrait pas véritablement cette théorie d'origine anglaise. Pourtant, si la Cour de cassation n'emploie pas explicitement l'estoppel, elle évoque néanmoins la contradiction au détriment d'autrui propre à ce mécanisme et consacre donc, conformément aux souhaits du premier avocat général Régis de Goutte, la version francisée de l'estoppel. Par cet arrêt, la Cour de cassation introduit donc solennellement l'interdiction de se contredire dans la procédure civile française. Le caractère général de cette interdiction permettra donc aux juges de sanctionner, éventuellement par une fin de non-recevoir, une mauvaise foi procédurale en l'absence de textes spécifiques. [...]
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