Par définition, la souveraineté populaire désigne "le droit des gens d'exercer, par leurs représentants, un contrôle continu et complet sur la conduite ordinaire des affaires, et la soumission de tous les officiels au pouvoir de supervision des États"[1]. Cette acception qui dresse les contours du phénomène démocratique met en lumière la volonté du peuple comme fondement du pouvoir politique. C'est pour aller dans le même sens que C. Tilly qui considère la démocratie comme un "type de régime dans lequel les relations politiques entre l'État et ses citoyens sont caractérisées par une consultation large, égale, protégée et mutuellement contraignante"[2]. Toute problématique étant fondée sur une question majeure et des préoccupations secondaires, la présente analyse entend questionner l'importance de la souveraineté populaire dans la construction des systèmes démocratiques. En clair, il est question de voir dans quelle mesure le principe de la souveraineté du peuple est indissociable de tout processus démocratique, d'une part, et relever les limites potentielles de celle-ci au regard des contraintes liées aux modes actuels d'exercice du pouvoir politique à l'intérieur des États, d'autre part.

I.    La souveraineté populaire : une notion indissociable de tout processus démocratique


    
       La souveraineté populaire est une notion qui s'inscrit dans un passé relativement ancien, du point de vue de l'histoire des idées politiques. Les premiers développements y afférents remontent à la Grèce et la Rome antiques. Depuis, la souveraineté populaire s'est érigée en principe majeur de la démocratie, tant elle structure toute analyse fondée sur les perceptions du pouvoir dans les rapports entre gouvernants et gouvernés.

A.            Comment appréhender la souveraineté populaire de par ses origines ?

            À l'origine, l'idée de souveraineté populaire trouve son fondement dans l'opposition quasi permanente entre les velléités libertaires des peuples et l'absolutisme des pouvoirs royaux. Les premiers exemples nous sont fournis par la lex regia en Rome médiévale. Cette notion qui, déjà perçue comme la "possession de l'autorité par le peuple romain"[3], signifiait que le pouvoir de l'empereur découle, en fait, d'une concession à lui faite par le peuple. Pour autant, le pouvoir dont se prévalait l'empereur n'était pas moins doublé d'un volet théocratique, au sens du Corpus iuris au VIe siècle. C'est dans ce sens qu'il inspira le "constitutionnalisme séculier"[4], lequel prônait un certain contrôle de l'autorité religieuse sur l'exercice du pouvoir politique, mais ne prit corps qu'après le XVIe siècle.

            La notion de gouvernement par le peuple se matérialisa d'autant plus dans les villes-républiques de Toscane et de Lombardie en Italie où les citoyens avaient commencé à affirmer non seulement leur droit de s'affranchir de "tout contrôle extérieur de leur vie politique", mais aussi "le droit corrélatif de se gouverner [eux-mêmes]"[5] face à l'autorité absolue de l'empereur que consacrait le Code civil romain inspiré par Justinien. Un tournant décisif de légitimation du droit des gens à résister à l'arbitraire royal fut amorcé en Grande-Bretagne, sous l'impulsion de John Locke, notamment, pour qui le peuple ne peut être identifié au pouvoir représentatif. Selon lui, il s'agit plutôt d'une "communauté politique générale considérée comme une entité juridique distincte".[6] La pensée politique de Locke a établi ainsi le primat du peuple ou des individus, sur les pouvoirs constitués. Ces derniers ne pouvant modifier les procédures réservées aux individus sans le consentement de la communauté générale.[7]

 

            Les idées véhiculées par Locke ont largement contribué au bouleversement des modalités d'exercice du pouvoir politique, tel que l'ont démontré notamment la lutte pour l'élargissement du droit de vote aux masses populaires et l'accroissement du pouvoir parlementaire en Grande-Bretagne au cours du XIXe siècle. Ces processus de contestation populaire ont permis de renforcer le principe de la souveraineté populaire, et partant, de la démocratie en tant que régime politique.
 

B.            En quoi la souveraineté du peuple favorise-t-elle l'éclosion de la démocratie ?

            La démocratie, en tant que mode de gouvernement, suppose dans son opérationnalité deux catégories d'actions ou éléments de gouvernance. Le premier élément concerne aussi bien l'attribution des privilèges ou des droits pour une participation accrue des masses populaires à la prise des décisions, que l'amélioration de leur capacité de décider pour elles-mêmes. Quant au second élément, il a trait à la redistribution des ressources, voire leur contrôle. D'après C. Tilly, les gouvernements qui se réclament de la démocratie sont ceux qui "créent des systèmes d'extraction et de répartition qui répondent au contrôle populaire, produisent plus de bénéfices collectifs, organisent des programmes de protection sociale de plus grande ampleur et redistribuent plus largement les ressources en faveur des populations vulnérables de leur territoire".[8] Ainsi, en lien avec la volonté et/ou les desiderata du peuple, la démocratie s'entend comme un processus par lequel l'autorité politique accorde les politiques publiques aux intérêts de la communauté générale. Il en résulte généralement "un mouvement clair vers une consultation plus large, plus égale, plus protégée et plus contraignante"[9]. Il est possible d'évaluer la conformité des décisions politiques aux intérêts du peuple à travers un certain nombre d'indicateurs tels que "l'étendue des revendications expresses des citoyens, l'égalité dans la manière de traiter ou donner suite aux revendications des groupes de citoyens et la manière par laquelle l'État protège ou encadre les revendications des masses"[10].

 

            Il ressort de tout ce qui précède que tout processus démocratique est très souvent le produit d'une contestation intense, même si cette dernière ne produit pas toujours un mouvement net vers la démocratie.[11]
           

II.      La souveraineté populaire influence-t-elle l'exercice du pouvoir dans les démocraties actuelles ?

            La souveraineté, pour qu'elle puisse s'affirmer pleinement, implique l'autonomie du pouvoir politique en tant qu'émanation de la volonté du peuple.[12] Cette autonomie qui se veut libre de toute influence extérieure ne peut s'exercer que dans le cadre strict d'une relation de confiance ou de contrôle entre gouvernants et gouvernés. Cependant, à l'ère de la globalisation des économies, des idées et des pratiques culturelles, l'on voit s'opérer une dispersion des pratiques de gouvernement à la faveur de laquelle se donne à voir une remise en cause de l'État-providence.

 

A.            Le désengagement des élites

            L'une des faiblesses actuelles des démocraties libérales réside dans ce que Bermeo (2003) a qualifié de désengagement des élites.[13] En effet, le relâchement des solidarités entre les composantes sociales à l'intérieur des États a non seulement entraîné le recul des logiques d'action collective, mais surtout accentué la culture du compromis, fût-il temporaire et, du moins, sans garantie de durabilité. Cet état des choses fragilise d'autant plus le socle démocratique des communautés politiques qu'il est favorisé par le recul de l'État-providence.
 

B.            La remise en cause de l'État-providence

            La libéralisation des échanges interétatiques et l'interdépendance économique qui s'en est suivie contraignent les États à se départir de certains domaines d'action qui leur étaient jusque-là réservés. Et, progressivement, l'on voit émerger sur la scène nationale et même internationale, une catégorie d'acteurs investis du pouvoir économique et qui, en général, bénéficient de l'appui financier et politique des États dont ils sont originaires. En clair, l'État en tant qu'entité productrice de normes, accepte de se départir de sa fonction de redistribution au profit d'acteurs privés aux allégeances diverses et difficilement contrôlables.[14] Cet état des choses, non sans freiner les revendications populaires, rend celles-ci de plus en plus improductives du fait de la faible marge de manoeuvre de l'État.

 

C.            La dispersion des pratiques de gouvernement

            Le contexte de mondialisation qui prévaut depuis plus de quatre décennies a progressivement accentué la modification de la gouvernance. En effet, alors que la représentation politique des masses reste immuable du point de vue de ses caractéristiques, les pratiques de gouvernement, pour leur part, connaissent de profonds changements en ceci qu'elles "coordonnent les interactions des participants principalement derrière leur dos, sans leur accord, par le marché, la bureaucratie ou l'interaction fonctionnelle des conséquences non intentionnelles de leurs actions"[15].



[1] J. H. FRANKLIN, 1967, “Constitutionalism in the sixteenth century: The protestant monarchomach”, dans D. SPITZ (dir.), Political Theory and Social Change, New York: Atherton Press, p. 118.
[2]
C. TILLY, 2004, Contention and Democracy in Europe, 1650-2000, Cambridge: Cambridge University Press, p. 14, cité dans G. NOOTENS, 2016, La Souveraineté populaire en Occident : Communautés politiques, Contestation et idées, Québec, Presses de l'Université Laval, p. 114.
[3]
J. CANNING, 1996, Nationhood and Political Theory, Cheltenham: Edward Elgar, p. 8.
[4]
H. A. LLOYD, 1991, "Constitutionnalism", dans J. H. BURNS (dir.), The Cambridge History of Political Thought 1450-1700, Cambridge et New York: Cambridge University Press, p. 257.
[5]
Q. SKINNER, 2001, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, pp. 31-32.
[6]
J. H. FRANKLIN, 1978, John Locke and the Theory of Sovereignty, Cambridge, Cambridge University Press, p. 1. Cité dans G. NOOTENS, 2016, Op.cit., p. 42.
[7]
Ibid, p. 93.
[8]
C. TILLY, 2007, Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 117.
[9]
Ibid, p. 14.
[10]
Ibid, p. 13.
[11]
D. McADAM, S. TARROW et C. TILLY, 2001, Dynamics of Contention, Cambridge: Cambridge University Press, p. 272.
[12]
B. NAPAKOU, 2017,  "De la souveraineté du peuple en démocratie", Metabasis, N° 23, p. 66.
[13]
N. BERMEO, 2003, Ordinary People in Extraordinary Times. The Citizen and the Breakdown of Democracy, Princeton University Press.
[14]
S. SASSEN, 2009, Critique de l'État : territoire, autorité et droit, de l'époque médiévale à nos jours, Paris, Démopolis, p. 200.
[15]
J. TULLY, 2008, Public Philosophy in a New Key, Vol. II (Imperialism and Civic Freedom), Cambridge, Cambridge University Press, p. 50.