Ainsi s’exprime Michel Debré, rédacteur de la Constitution, le 27 août 1958 devant le Conseil d’État. En effet, alors que les institutions sont aux prises avec la crise algérienne et la débâcle politique, corsetée dans une instabilité chronique, les parlementaires de la Quatrième République font appel à un homme qui, dès le discours de Bayeux de 1946, avait proposé ni plus ni moins de changer de Constitution et d’établir les fondations d’un pouvoir exécutif fort : le Général de Gaulle. Le texte constitutionnel du 4 octobre 1958 a pour effectivement pour fonction, dans l’esprit de Debré, de « donner un pouvoir à la République » : en cela, elle inaugure une tradition bonapartiste qui fut, longtemps durant, congédiée par la tradition républicaine privilégiant l’hégémonie du Parlement. Un « système rigide », selon les propos du rédacteur lui-même, qui se présente sous divers traits.
Dès lors, dans quelle mesure la Constitution de 1958 peut-elle être bien qualifiée de « système rigide » par opposition à une Constitution dite « souple » ?
Si la Constitution a pu pénétrer la doctrine, par l’intermédiaire de l’interprétation du Conseil constitutionnel, sous la forme d’un bloc de constitutionnalité érigeant les sources constitutionnelles à proprement dit (I), il n’en demeure pas moins qu’elle admet toutefois, dans l’interprétation contemporaine, un certain élargissement aux sources de constitutionnalité de façon plus vaste qui permet d’affirmer un progressif assouplissement de la Constitution (II).
I – Le bloc de constitutionnalité et les sources constitutionnelles
C’est par la décision « Liberté d’association » de 1971 que le Conseil constitutionnel, passé de « chien de garde de l’exécutif » (M. Debré) à « garant des droits et libertés fondamentaux », consacre l’idée d’un « bloc de constitutionnalité » et y agrège des textes qui n’avaient pas vocation à se trouver a priori dans la Constitution dans l’esprit gaullien. Si, en effet, l’esprit originel de la Constitution est bien celui d’une Constitution rigide et donc, par définition, difficile à réformer par la volonté même du constituant afin d’éviter les instabilités chroniques de la Quatrième République (A), le Conseil constitutionnel a pu ériger, dans le bloc de constitutionnalité, des sources constitutionnelles désormais traditionnellement référencées et admises comme faisant partie du corps « large » de la Constitution, c’est-à-dire au-delà du texte stricto sensu (B).
A) La rigidité formelle et originelle de la Constitution par la volonté du constituant
Résultat d’un subtil alliage propre au contexte politique de l’époque, la Constitution de 1958 marque un tournant dans la conception républicaine des pouvoirs, et en particulier des pouvoirs législatif (qui se voit minoré par rapport à sa position ancienne d’hégémonie) et exécutif ; ce dernier étant considérablement renforcé par le pouvoir gaullien, pour « qu’au-dessus des contingences politiques soient établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons » (C. de Gaulle). La doctrine définit une Constitution rigide par le fait qu’elle est difficilement amendable : l’exemple type étant la Constitution américaine, forte de plus de deux cents ans d’effectivité réelle sans discontinuités. Ce n’est, alors, que par la voie parlementaire via une révision constitutionnelle (à l’instar des révisions de 1974 qui introduit la possibilité, pour la minorité parlementaire, de saisir le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori, ou de 2008 avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité), ou par la voie référendaire que la Constitution peut subir des modifications.
B) L’incorporation de nouvelles sources constitutionnelles par la voie du juge constitutionnel
Pour autant, en « périphérie » du texte constitutionnel lui-même, le législateur a admis la validité d’une interprétation jurisprudentielle, par l’intermédiaire du juge constitutionnel, de la Constitution. En effet, le contrôle de constitutionnalité (concentré en France, c’est-à-dire concentré dans les mains d’une haute juridiction, le Conseil constitutionnel, au contraire du système diffus à l’anglosaxonne) est un référent majeur de l’activité constitutionnelle contemporaine : c’est la décision dite « Liberté d’association » de 1971 qui créé le bloc de constitutionnalité, consacrant ainsi progressivement la constitutionnalité de cinq textes qui, a priori, n’avaient pas vocation à s’insérer dans la définition constitutionnelle rigide de 1958 : la Constitution elle-même, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946, la Charte de l’environnement de 2004, ainsi que les normes non écrites (ou implicites) : Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR), Objectifs à valeur constitutionnelle (OVC) et Principes à valeur constitutionnelle (PVC).
II – L’élargissement aux sources de constitutionnalité
De manière extensive, le Conseil constitutionnel a progressivement admis d’autres sources constitutionnelles que le texte constitutionnel lui-même, ce qui a contribué à assouplir la rigidité formelle et originelle de la Constitution telle qu’imaginée par Debré et de Gaulle en 1958. Le commissaire du gouvernement, Raymond Janot, déclare ainsi, conformément à l’esprit originel, que ni le Préambule de la Constitution de 1946, ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « n’ont valeur constitutionnelle ». Si l’influence de l’interpénétration juridictionnelle, à la fois par l’européisation et les collaborations de plus en plus étroites des hautes juridictions nationales, a été décisive dans cet assouplissement de la Constitution (A), la notion de fondamentalité, au cœur du droit interne français, revêt une importance tout aussi capitale dans ce mouvement d’assouplissement (B).
A) L’influence de l’interpénétration juridictionnelle
Dans le « dialogue des juges » qui s’est instauré au fil des nécessités jurisprudentielles et par l’instauration latente d’une « judiciarisation » de la vie publique, l’interpénétration juridictionnelle est évidemment, au premier chef, un facteur de cet assouplissement constitutionnel qui fait de la Constitution un objet de « droit vivant ». Au niveau du droit interne, les hautes juridictions judiciaire (Cour de cassation) et administrative (Conseil d’Etat) ont elles-mêmes croisé leurs propres interprétations, soit de la Constitution (Conseil constitutionnel), soit des normes conventionnelles (arrêt Jacques Vabre de 1975 de la Cour de cassation et décision Nicolo du Conseil d’Etat de 1989), pour répondre à l’exigence de statuer du juge, prévue à l’article 4 du Code civil. Avec la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), les juges judiciaire et administratif ont notamment pu procéder à des renvois préjudiciels au Conseil constitutionnel, et ce dernier, dans le cadre d’une difficulté d’interprétation des normes conventionnelles, au juge européen lui-même. L’intervention de ce dernier est en effet la dernière pierre à l’édifice, chronologiquement parlant, d’un assouplissement « à marche forcée » de la Constitution. Intervention qui, in fine, s’exprime en fonction des juges de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en fonction des traités et règlements pour le premier, et de la Convention européenne des droits de l’homme pour le second.
B) L’influence de la fondamentalité du droit
Qualifier la Constitution de la Cinquième République de « rigide » serait désormais omettre, dans la contemporanéité juridique, le fait que « la fondamentalité a pénétré le droit national » (H. Oberdorff). En effet, non seulement ces droits et libertés fondamentaux sont-ils consacrés par des normes conventionnelles (sanctionnées par leur supériorité formelle sur les normes internes – hors normes conventionnelles pour le Conseil d’Etat avec la décision « Sarran » de 1998 –, y compris constitutionnelles pour la Cour de justice des communautés européennes « Costa contre Enel » en 1964), mais le Conseil constitutionnel leur attribue la possibilité d’être opposable aux juges internes et internationaux, et d’être, en eux-mêmes, des sources de constitutionnalité légitimes. Ainsi le Conseil « s’est-il mué en une institution (…) assurant la protection des droits fondamentaux » et a-t-il accompagné l’assouplissement de la Constitution de 1958 par sa considération des droits et libertés fondamentaux dont il se définit comme le « garant » dès 1971.
Sources :
J.-L. Debré, « Introduction : 25 ans de délibérations, ouverture des archives du Conseil », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2009.
F. Rouvillois, « Michel Debré et le contrôle de constitutionnalité », Revue française de droit constitutionnel, avril-juin 2001.
Vie publique, « Peut-on modifier une Constitution ? » : https://www.vie-publique.fr/fiches/19555-reviser-une-constitution