La justice constitutionnelle désigne le fait de contrôler la constitutionnalité d’actes juridiques spécifiques. On pense classiquement aux lois, mais la justice constitutionnelle vise également les actes administratifs et les actes des personnes privées. C’est le Conseil constitutionnel qui, en France, est considéré comme l’emblème de la justice constitutionnelle. Il ne faut toutefois pas s’y tromper : historiquement, c’est le Conseil d’État qui, le premier, a tenu le rôle d’organe de contrôle de la constitutionnalité, non pas des lois, mais des actes administratifs. Et avec la QPC, le Conseil d’État et la Cour de cassation sont des pièces centrales de la justice constitutionnelle.

Avec l’avènement de la QPC, on a pu dire que le Conseil constitutionnel devenait réellement une cour constitutionnelle et que la France se dotait d’une véritable justice constitutionnelle aboutie. Ce point de vue est une simplification mystificatrice qui sert la vision politique d’un Conseil constitutionnel maître de l’application et de l’interprétation de la Constitution. Bien avant la création même du Conseil constitutionnel, il existait en France une justice constitutionnelle des actes administratifs. Après la création de la QPC, la place du Conseil d’État et de la Cour de cassation ne doit pas être négligée au risque de mal comprendre le rôle de ces deux cours suprêmes.

Si la justice constitutionnelle en France ne se réduit pas au Conseil constitutionnel comme semblent l’indiquer certaines des réflexions les plus répandues, il est alors nécessaire d’élucider le rôle du Conseil constitutionnel dans la justice constitutionnelle avec clarté et lucidité, à rebours de certains discours politiques.

La question qui se pose est alors celle des limites du rôle du Conseil constitutionnel dans la justice constitutionnelle en France, dès lors que l’on accepte de ne pas réduire cette dernière au contrôle de constitutionnalité de la loi.

Si le Conseil constitutionnel joue depuis 1971 un rôle central dans le contrôle de constitutionnalité des lois et l’interprétation de la Constitution, il serait faux de penser que la justice constitutionnelle se réduit au Conseil constitutionnel. En effet, puisque son rôle est cantonné aux lois, c’est le Conseil d’État et la Cour de cassation qui se chargent du contrôle de constitutionnalité des autres actes juridiques.

Le Conseil constitutionnel n’a pas le monopole de la justice constitutionnelle en France. Son rôle est limité au contrôle de constitutionnalité positif des lois (I). Les autres juridictions, et spécifiquement le Conseil d’État et la Cour de cassation, ont alors un rôle majeur dans l’exercice de la justice constitutionnelle en France (II).


I. La limite matérielle : un contrôle de constitutionnalité limité aux lois

Deux limites matérielles et évidentes doivent être mentionnées : le Conseil constitutionnel n’est compétent que pour connaître des lois (A) et uniquement selon une procédure encadrée (B).


A. Une limitation au contrôle des lois

Aux termes de la Constitution, et notamment de ses articles 61 et 61-1, le Conseil constitutionnel est compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois. Le Conseil constitutionnel est donc compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois, et cela a suffi à ce qu’on lui donne le rôle d’organe central de la justice constitutionnelle. Le Conseil a d’autres attributions contentieuses concernant les élections nationales, et certaines attributions résiduelles de consultatives, mais c’est bel et bien son pouvoir de sanction du législateur qui en fait indéniablement un des organes de la justice constitutionnelle en France.

Ce contrôle de constitutionnalité des lois représentait, certes, en 1958, une innovation marquante. Jamais le législateur n’avait été soumis à quelconque contrôle. Pour autant, il ne s’agit que du contrôle des lois, et les lois ne sont pas les seuls actes qui peuvent être contrôlés par rapport à la Constitution. Échappe alors au contrôle du Conseil constitutionnel le contrôle des actes administratifs et des actes des individus entre eux, tels les contrats.

Afin d’être précis, il faut reconnaître que le Conseil constitutionnel contrôle également la constitutionnalité des règlements intérieurs de l’Assemblée nationale et du Sénat. De plus, par deux QPC récentes (n 2020-843 QPC du 28 mai 2020 et n 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020), le Conseil constitutionnel s’est déclaré compétent pour effectuer un contrôle de constitutionnalité sur des ordonnances non ratifiées, qui sont formellement des actes réglementaires, sous certaines conditions spécifiques. Il faut que le délai d’habilitation soit terminé.


B. Une limitation par la procédure des articles 61 et 61-1 de la Constitution

Si le Conseil constitutionnel n’est compétent que pour contrôler la constitutionnalité des lois, il n’est en plus compétent que dans un cadre bien précis, posé par la Constitution, et qui constitue une autre limite à son monopole. En effet, le Conseil ne peut pas être saisi dans n’importe quelles conditions. Historiquement, la saisine a priori conçue comme permettant d’éviter l’affront fait au législateur et au symbole de la loi qui ne peut mal faire, en ne censurant qu’une « petite loi », un texte voté, mais pas encore en vigueur.

Cette digue fut franchie avec la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008-2010, qui a permis de contrôler la constitutionnalité d’une loi après son entrée en vigueur. Toutefois, ici encore cette procédure reste très encadrée, et une loi ne peut pas être attaquée aussi simplement qu’un acte administratif.

De plus, il se déclare incompétent tant en ce qui concerne les lois référendaires que les lois de révisions de la Constitution, à la suite de ses décisions de 1962 et 2003. Cette incompétence, très discutable juridiquement, constitue une limite au monopole du Conseil constitutionnel.


II. La limite juridictionnelle : le contrôle par la Cour de cassation et le Conseil d’État

Historiquement, le Conseil d’État et la Cour de cassation ont toujours procédé à des contrôles de constitutionnalité de certains actes non législatifs (A). Un rôle de filtre leur a même été conféré par la QPC, limitant d’autant le monopole du Conseil constitutionnel (B).


A. Le rôle historique des juridictions administratives et judiciaires en matière de contrôle de constitutionnalité

Le Conseil d’État est juge historique de la constitutionnalité des actes administratifs. Certes, son contrôle n’est pas absolu. La théorie de la loi-écran, posée par la décision Arrighi de 1936, limite ce contrôle lorsque l’acte reprend le contenu d’une loi, puisque cela reviendrait à contrôler la constitutionnalité de la loi. Il n’en demeure pas moins que concernant la jurisprudence constitutionnelle, le Conseil d’État a pavé la voie au Conseil constitutionnel. Que l’on y pense, c’est le Conseil d’État qui dégage le principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté d’association, dans sa décision Amicale des Annamites de Paris de 1956. De même, c’est lui qui considère sous la IVe République (par ex. arrêt Dehaene de 1950) et dès le début de la Ve République que les préambules ont valeur juridique constitutionnelle, avec la décision Société Eky de 1960.

Les juridictions judiciaires, plus en retrait, n’en sont pour autant en reste. S’il faut admettre que l’on trouve peu voire pas de jurisprudence constitutionnelle judiciaire relative à l’application de la Constitution aux actes de droit privé, est souvent cité une décision du Tribunal Civil de la Seine de 1947 qui écarte un testament contraire au principe constitutionnel d’égalité.


B. Le rôle nouveau des juridictions en matière de QPC

Outre ce rôle traditionnel des juridictions dans la justice constitutionnelle des actes autres que la loi, la mise en place de la QPC a fait naître un contentieux para-constitutionnel devant ces juridictions. En effet, la QPC leur donne un rôle de filtre. Ainsi, tant la Cour de cassation que le Conseil d’État sont en position de refuser de renvoyer une QPC au Conseil constitutionnel, soit que la question n’ait pas un caractère sérieux ou nouveau, soit que la disposition ne soit pas applicable au litige. Si le critère de l’applicabilité a été interprété de manière assez large par les deux cours suprêmes, ne filtrant pas outre mesure les questions, le caractère sérieux ou nouveau de la question conduit nécessairement à un pré-jugement de la question.

Lorsque les juridictions rejettent le caractère sérieux, elles ne font rien d’autre qu’exercer un contrôle de constitutionnalité de la disposition législative. Certes, ce contrôle est minimum. Le juge se contente in fine de dire que la loi n’est évidemment pas inconstitutionnelle. S’il accepte de renvoyer la question, il émet de même un pré-jugement, qui considère qu’il existe un doute raisonnable sur la constitutionnalité de la loi.

Le Conseil constitutionnel n’est donc pas le seul interprète de la Constitution, ni le seul acteur de la justice constitutionnelle en France.

Sources :

- Tribunal civil de la Seine, 1947, D, 1947, jurisp, pp. 126-127.
- L. Favoreu (dir.), Droit constitutionnel, 22e éd., Dalloz, 2020.