Cette rationalisation de l’action publique porte cependant le risque de porter atteinte aux principes du secteur public définis par les lois de Rolland (1930), en particulier la continuité du service public et l’égalité d’accès au service public. Face à ces risques, la réorganisation territoriale de la République, à travers le double mouvement de déconcentration et de décentralisation, constitue une réponse pertinente, mais souffre à l’heure actuelle d’un manque de lisibilité, et de l’absence, dans l’ensemble des sphères de l’État, d’une culture du pilotage de l’action publique, impliquant le citoyen dans une logique d’évaluation systématique des politiques publiques.

I. Les prérogatives exorbitantes du droit commun de la puissance publique

La puissance publique dispose en effet de prérogatives exorbitantes du droit commun dans le cadre de la mise en oeuvre de son action. Ainsi, le caractère exécutoire des actes administratifs est la « règle fondamentale » du droit public (CE, 1982, Huglo). Si ce caractère exécutoire en principe à l’exécution forcée des actes administratifs, celle-ci demeure cependant possible dans un nombre limité de cas (CE, 1902, Sté Immobilière St Just) car, pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement Romieu, « quand la maison brûle, on ne demande pas au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers ».

Au-delà des actes administratifs, l’administration dispose de prérogatives exorbitantes du droit commun afin d’assurer l’efficacité de son action lorsque celle-ci est confiée à un cocontractant dans le cadre d’un contrat public, c’est-à-dire ayant pour objet l’exécution d’un service public (CE, 1956, Époux Bertin). Elle dispose ainsi d’un pouvoir de modification unilatérale des clauses du contrat si les circonstances le justifient (CE, 1906, Gaz de Delville- lès-Rouen), ou encore d’un pouvoir de sanction du cocontractant (CE, 1907), lequel peut aller jusqu’à la résiliation unilatérale du contrat (CE, 1905, Compagnie départementale des eaux).

Ces prérogatives exorbitantes du droit commun visant à garantir l’efficacité de l’action administrative connaissent cependant un encadrement fort par le juge, dans un double souci du respect des principes de sécurité juridique et de légalité. Avant même la reconnaissance jurisprudentielle du principe de sécurité juridique (CE, 2007, KPMG), le juge s’opposait ainsi à ce que l’administration procède au retrait rétroactif d’un acte administratif unilatéral ayant reçu un commencement d’exécution (CE, 1988, Sté le Tahiti). Par ailleurs, l’administration ne peut procéder au retrait d’un acte administratif individuel créateur de droits, même illégal, passé un délai de 4 mois (CE, 2001, Ternon). Le respect du principe de légalité peut également porter une atteinte -  à l’efficacité de l’action administrative. La mise en place des procédures de référé devant le juge administratif permet ainsi au juge de prendre des ordonnances exécutoires (CE, 2016, Association musulmane El Fath) visant à suspendre l’application d’une décision administrative pour laquelle un doute existe quant à sa légalité. Le juge a ainsi pu suspendre l’application d’un arrêté dit « anti-burkini », portant ainsi une atteinte justifiée à l’efficacité de l’action administrative (CE, 2016, Ligue des droits de l’Homme). Le juge veille cependant à trouver un équilibre entre respect de ces principes et efficacité de l’action administrative, en procédant, le cas échéant, à une substitution de bases légales (CE, 2003, Préfet de la Seine-Maritime c. El Bahi).

II. L’encadrement du juge du privilège du préalable et les nouvelles contraintes de l’administration

Si l’administration dispose d’outils visant à garantir l’efficacité de son action, celle-ci est nécessairement encadrée par le juge, qui peut lui apporter une limite nécessaire au respect de principes juridiques supérieurs.

L’État fait face à de nouvelles contraintes le conduisant à revoir les modalités de son action. Alors que le niveau des dépenses publiques (54 % du PIB) et des prélèvements obligatoires (46 % du PIB) connaît en France des niveaux élevés, des politiques de rationalisation des modalités d’action de l’administration ont été engagées, depuis 2007 notamment. Ces évolutions s’expliquent également par l’existence d’un cadre européen contraignant en matière de contrôle des déficits publics, à travers notamment les critères de Maastricht imposant un déficit public à 3 % du PIB (article 126 du TFUE) et l’ensemble des mécanismes de surveillance qui en découlent (Pacte de stabilité et de croissance de 1997, Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance des finances publiques de 2012). Ces contraintes budgétaires conduisent ainsi à un double mouvement visant en théorie à garantir, dans ce contexte, l’efficacité de l’action administrative.

Premièrement, la diminution de la participation directe de l’État à la sphère économique, consacrée notamment par l’interdiction de principe des aides d’État (CJCE, 2003, Altmark), a conduit à repenser la relation de l’État avec le secteur privé. L’émergence des contrats de partenariats avec l’ordonnance de 2004 vise ainsi, dans la mesure où « la personne publique n’est pas en mesure de définir seule et à l’avance [les modalités d’un projet] », à permettre à une personne publique de confier à une personne privée la construction et l’entretien d’un ouvrage de service public moyennant une redevance. Si aucun principe constitutionnel ne s’oppose à de tels contrats (CC, 2008, n 2008-567), la Cour des comptes a cependant relevé, dans un rapport public annuel, le risque que représentaient de tels contrats en termes de coût pour la collectivité. Deuxièmement, l’administration s’est adaptée à ce nouveau contexte en repensant ses modalités d’intervention : la révision générale des politiques publiques en 2007, la modernisation de l’action publique en 2014, ou encore le plan France 2022 en 2017, ont tous poursuivi l’objectif de renforcer l’efficience, c’est-à-dire de permettre une plus grande efficacité à moindre coût. Si elles ont permis une rationalisation de l’action administrative, ces politiques ont également conduit à une réduction de la capacité de l’action de l’État - notamment l’État central - sur les territoires. Ainsi, la conciliation à opérer entre la rationalisation de l’action administrative et la garantie de l’efficacité de son action, eu égard notamment aux principes structurants du service public, notamment le principe d’égalité qui « régit le fonctionnement des services publics » (CE, 1951, Société des concerts du conservatoire), est susceptible, si elle n’est pas satisfaisante, de nuire au lien de confiance indispensable entre le citoyen et l’État.

L’efficacité du privilège du préalable dans l’action administrative connaît ainsi deux limites principales : une limite légale visant à la concilier aux principes de sécurité juridique et de légalité notamment, limite nécessaire dans un État de droit ; et une limite imposée par de nouvelles contraintes, budgétaires notamment, qui ne saurait trouver comme seule réponse une rationalisation susceptible de mettre en cause les principes du service public.


Sources :

- Arnaud, D. (2008). CE 4 mars 1910, Thérond. Publications Pimido
- Ramon-Baldié, P. (2018). Les valeurs de la protection sociale : de quoi parle-t-on?. Informations sociales, (1), 12-15.
- Pontier, J. M. (2012). L'urgence. La Semaine Juridique-Administrations et collectivités territoriales
- Karpenschif, M. (2016). Comm. de CJCE 24 juillet 2003, Altmark Trans GmbH et Regierungspräsidium Magdeburg c/Nahverkehrsgesellschaft Altmark GmbH, aff. C-280/00, Rec. I-7747