La jurisprudence, ici, sera comprise comme désignant l'ensemble des décisions de justice rendues par des juridictions, qu'il s'agisse des juridictions civiles, administratives ou du Tribunal des conflits ou du Conseil constitutionnel.
La hiérarchie des normes est un terme indissociable du nom de Hans Kelsen, alors même qu'il s'agit d'un concept créé par Adolph Merkl, disciple de Kelsen. Au sens de Kelsen, il s'agit d'une vision dynamique, de production des normes. Une norme est inférieure à une autre norme si la première norme prévoit les conditions de production de la seconde. La Constitution sera donc supérieure à la loi parce qu'elle prévoit la procédure législative.
Dans un sens plus français, la doctrine juridique considère la hiérarchie des normes comme est vu un enchevêtrement statique de normes. Une norme est hiérarchiquement supérieure à une autre s'il existe une obligation de conformité de la deuxième norme à la première. La jurisprudence n'est alors en ce sens qu'un arbitre de la hiérarchie, et peut sembler ne pas vraiment s'y intégrer, ou arriver en bout de chaîne. Dans cette vision classique, mais qui n'est qu'un ersatz de la vision kelsénienne originale, la Constitution est supérieure aux traités internationaux, eux-mêmes supérieurs à la loi, elle-même supérieure aux règlements, supérieurs aux actes individuels, et vient enfin la jurisprudence.
Dans cette vision simplifiée de la hiérarchie des normes, la jurisprudence n'apparaît que comme arbitrer une hiérarchie des normes gravée dans le marbre. Le juge ne serait alors que la « bouche de la loi », si l'on reprend l'expression de Montesquieu. Sans exposer le détail de la vision originelle de Kelsen, qui dissout la question, mais n'est pas d'une grande assistance pour résoudre le problème tel qu'il est posé par la conception française de la hiérarchie des normes, on peut toutefois remettre en cause le modèle mettant la jurisprudence en bas de la hiérarchie.
Il s'agit alors de s'interroger sur le lien entre la hiérarchie des normes dans sa conception française et la jurisprudence, comprise comme masse des décisions de justice.
Si la jurisprudence est souvent présentée comme ayant une place de second rang dans une hiérarchie statique de conformité des normes entre elles (I), au moins certaines décisions doivent être considérées comme pleinement intégrées à la hiérarchie des normes (II).
I. L'apparente place inférieure de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes mise à mal
Bien que le caractère normatif de la jurisprudence soit discuté avec sa soumission au reste de la hiérarchie des normes (A), une telle vision est mise à mal par les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité des juges du fond (B)
A - La soumission de la jurisprudence au reste de la hiérarchie des normes
Dans la vision française classique de la jurisprudence, spécifiquement en matière civile, mais parfois également en matière administrative, la jurisprudence est présentée comme dénuée de valeur normative. Le juriste feint parfois même de s'interroger sur la valeur normative des décisions de justice. En effet, enfermé dans le mythe de la loi comme exprimant la volonté générale et dans celui du juge comme simple « pouvoir nul » et « bouche de la loi », il est impossible d'admettre que le juge a un pouvoir normatif quelconque.
Rousseau et Montesquieu semblent ainsi s'opposer à la reconnaissance du juge comme créateur de droit. Certes, au plus, le juge est considéré comme édictant des normes juridiques particulières au litige tranché. Même s'il a un pouvoir d'interprétation, ce pouvoir créateur n'est pas du même acabit que celui du législateur et les normes créées n'arrivent qu'au bout de la hiérarchie des normes.
En effet, puisque le juge est un arbitre, ses décisions sont soumises à la hiérarchie des normes et arrivent en bout de chaîne normative. Le juge rend ses décisions en se basant sur la Constitution, les traités, les lois ou les règlements. Partant, ses décisions ne peuvent qu'être considérées que comme tout en bas de la hiérarchie des normes. La jurisprudence n'est alors qu'une conclusion de la hiérarchie des normes, un arbitrage, quand bien même on accepterait de l'y intégrer.
Cette vision est toutefois rapidement battue en brèche par l'ordre juridique lui-même.
B - Le rôle du juge du fond sur le contrôle de la loi battant en brèche une position inférieure de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes
Si la hiérarchie des normes n'intègre la jurisprudence que du bout des lèvres, et tout en bas de la chaîne, dans sa présentation classique, certains éléments semblent remettre en cause cette considération.
En effet, le juge judiciaire et le juge administratif ne sont pas que la bouche de la loi. Depuis 1975 et la décision Jacques Vabre de la Cour de cassation, et depuis 1989 et l'arrêt Nicolo du Conseil d'État, les deux ordres de juridiction acceptent de contrôler la conventionnalité des lois. Il s'agit de vérifier que les lois ne sont pas contraires aux traités signés ou ratifiés par la France, traités qui, aux termes de l'article 55 de la Constitution, ont une valeur supérieure aux lois. Cela signifie que si une loi est contraire à une convention internationale signée par la France, le juge à le pouvoir d'écarter la loi. Ce pouvoir n'est pas conféré seulement à la Cour de cassation ou au Conseil d'État, mais à chaque juge de première instance.
Une telle décision peut difficilement être considérée comme inférieure à la loi puisque sans la retirer de l'ordre juridique elle l'écarte de manière plus ou moins durable. En effet, quand la Cour de cassation déclare, par une série de décisions du 15 avril 2011, que la garde à vue est inconventionnelle, cette inconventionnalité s'applique de facto de manière pérenne.
De plus, avec l'entrée en vigueur de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le juge ordinaire peut se prononcer sur la constitutionnalité de la loi. S'il ne peut pas l'annuler, il peut rejeter une QPC et, partant, se prononcer sur la constitutionnalité de la loi.
Dans un tel contexte, il est impossible de considérer la jurisprudence comme simple « bouche de la loi » et comme simple élément factuel arrivant au bout de la hiérarchie des normes. La jurisprudence s'intègre pleinement dans cette hiérarchie, parfois au-dessus même de la loi.
II. La pleine intégration de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes
Différents types de décision s'intègrent nécessairement ailleurs qu'au degré inférieur de la hiérarchie des normes. Ainsi, la jurisprudence constitutionnelle est nécessairement supérieure à la loi (A) et la jurisprudence est nécessairement supérieure aux actes administratifs (B).
A - La jurisprudence constitutionnelle supérieure à la loi
Sur le plan constitutionnel, il est indéniable que les décisions des cours constitutionnelles, et en particulier en France les décisions du Conseil constitutionnel, sont supérieures aux lois. En effet, le Conseil constitutionnel dispose du pouvoir de censurer les lois, tant a priori, c'est-à-dire avant leur entrée en vigueur, qu'a posteriori, c'est-à-dire après leur adoption en QPC.
Le Conseil constitutionnel va alors pouvoir déclarer une loi contraire à la Constitution et la sortir de l'ordonnancement juridique. Véritable nouveauté en 1958, qui a pris son essor avec la transformation du Conseil constitutionnel avec la décision de 1971 Liberté d'association, le principe même du contrôle implique que la décision annulant la loi se place, dans la hiérarchie des normes, au-dessus de celle-ci.
Les décisions de constitutionnalité sont donc, dans leur essence même, supérieures aux lois. Elles ne peuvent se placer qu'entre la Constitution et la loi. Cela ne signifie évidemment pas que le Conseil constitutionnel peut faire ce qu'il veut. Il est lié par la Constitution, et le constituant peut modifier la Constitution afin d'infléchir la jurisprudence constitutionnelle.
De plus, toutes les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas supérieures aux lois. En effet, le Conseil se prononce aussi sur les scrutins nationaux ou sur les règlements des assemblées. De telles décisions sont évidemment inférieures aux lois. De même, les décisions relatives à la répartition entre le domaine de la loi et le règlement n'apparaissent pas de prime abord supérieures aux lois, même si elles le sont également en dernière analyse puisque le Conseil permet au gouvernement de modifier ces textes en cas de déclassement. Certaines décisions du Conseil sont donc supérieures aux lois et donc, partant, ne sont pas en bas de la hiérarchie des normes, bien qu'elles ne soient pas indiquées dans la représentation classique pyramidale.
B - La jurisprudence administrative supérieure aux actes administratifs
La jurisprudence administrative, dans une autre mesure, n'est également pas au dernier niveau de la hiérarchie des normes. En effet, le juge administratif a le pouvoir de se prononcer sur la validité des actes administratifs par rapport à la Constitution, aux traités ou aux lois. Qu'il s'agisse des actes administratifs réglementaires ou individuels ou des contrats administratifs, le juge administratif peut annuler ces actes. C'est même l'une de ses fonctions principales que d'effectuer ce contrôle de légalité. Puisque le juge rend des décisions annulant des règlements, ses décisions se placent nécessairement au-dessus de ces actes.
De même, le juge administratif s'est octroyé le pouvoir de créer des principes généraux du droit, que René Chapus a pu classiquement insérer dans la hiérarchie des normes de manière supra décrétale mais infra législative. Si l'on admet ce raisonnement, ici encore, la jurisprudence du Conseil d'État se place donc à l'intérieur de la hiérarchie des normes et pas en bas ou en dehors de cette dernière.
On le voit donc, la jurisprudence n'est pas en bas de la hiérarchie des normes, même dans sa conception française. La jurisprudence s'inscrit pleinement dans la hiérarchie des normes, à différents degrés selon les juridictions concernées et le type de décision rendue.
Sources :
- R. Bonnard, « La théorie de la formation du Droit par degrés dans l'oeuvre de A. Merkl », RDP, 1928. p. 689 et s.
- D. de Béchillon, « Sur la conception française de la hiérarchie des normes. Anatomie d'une représentation », RIEJ, 1994, vol. 32, p. 81-127.
- L. Favoreu (dir.), Droit constitutionnel, 22e éd., Dalloz, 2020.
- H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., Bruylant, LGDJ, 1999.