1. La responsabilité fondée sur le risque
CE, 21/6/1895, CAMES
Faits : Le sieur Cames, ouvrier dans une manufacture d'Etat, fut blessé alors qu'il forgeait une loupe de fonte. Rendu invalide, le ministre de la guerre, dont dépendait la manufacture, lui alloua une « indemnité gracieuse » de 2000 FRF.
Procédure : Le sieur Cames fit une requête en indemnité auprès du Conseil d'Etat pour voir augmentée cette indemnité.
Question de droit : Est-ce que l'ouvrier peut prétendre à une indemnisation alors qu'aucune faute n'est commise ?
Motifs : Alors même que ni l'Etat ni l'ouvrier n'ont commis de faute, les circonstances de l'accident - exécution d'une mission de service public - justifient une indemnité. Fixation d'une rente viagère de 600 FRF.
Portée : Cette jurisprudence permet aux collaborateurs de l'administration non fonctionnaires d'obtenir une indemnité fondée sur une responsabilité objective, sans faute. Depuis les L de 1946 sur la sécurité sociale, elle ne sert plus que dans les rares hypothèses où le contractuel ne dispose pas d'un système de pension.
CE, 28/3/1919, REGNAULT-DESROZIERS
Faits : Pendant la première guerre mondiale, l'armée avait accumulé dans un fort des bombes incendiaires et des grenades pour alimenter le front, dans des conditions d'organisation sommaires. Ce qui devait arriver arriva : tout ceci explosa, causant 33 morts et d'importants dégâts matériels.
Procédure : Recours en indemnité devant le Conseil d'Etat.
Question de droit : Quel est le fondement de la responsabilité de l'Etat ?
Motifs : Le commissaire du gouvernement proposa une responsabilité pour faute, mais le Conseil d'Etat opta pour une responsabilité sans faute, fondée sur les risques excédant ceux qui résultent normalement du voisinage.
Portée : Introduction pour la première fois de la notion de responsabilité sans faute, en dehors du domaine des travaux publics.
CE, 3/2/1956, MINISTRE DE LA JUSTICE / THOUZELLIER
Faits : Une villa a été cambriolée par deux jeunes pensionnaires de l'Institution publique d'éducation surveillée d'Aniane. Au cours d'un promenade collective, ils avaient échappé à la surveillance de l'éducateur préposé à la conduite du groupe.
Procédure : Le tribunal administratif de Montpellier a accordé à la victime la réparation du préjudice qu'il a subi. Le garde des sceaux a alors formé une requête pour que le jugement rendu par le tribunal administratif soit annulé.
Question de droit : Quel est le fondement de la responsabilité de l'État ?
Motifs : Le Conseil d'État rejette le recours ainsi formé aux motifs que même si aucune faute de nature à engager la responsabilité de l'État n'a été relevée, il est relevé que le législateur a entendu mettre en oeuvre des méthodes nouvelles de rééducation caractérisé par un système plus libéral d'internat surveillé. Ces méthodes créent un risque spécial pour les tiers résidant dans le voisinage de ces établissements d'éducation. Alors l'administration pénitentiaire est responsable.
CE, 24/6/1949, CONSORTS LECOMTE
Faits : Un gardien de la paix fit feu avec sa mitraillette pour arrêter la voiture dans laquelle se trouvait des individus suspects. Il avait visé le bas du véhicule, mais les projectiles rebondirent sur la chaussée, blessant mortellement le sieur Lecomte, qui était assis à l'entrée de son bar.
Procédure : Demande en indemnité.
Question de droit : Sur quel fondement baser la responsabilité de l'Etat ? La jurisprudence contemporaine aurait voulu que ce soit la faute lourde.
Motifs : La responsabilité de l'Etat peut être engagée sans faute, dans le cas où la police fait usage d'armes ou d'engins présentant des risques exceptionnels pour les personnes ou pour les biens, et où les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent normalement être supportées par les particuliers en échange des avantages résultant de l'existence du service public.
Portée : Crée un cas de responsabilité sans faute pour risque créé ; rupture avec l'arrêt du Conseil d'Etat, 10 février 1905, Tomaso Grecco.
2. La question des collaborateurs occasionnels du service public
CE, 22/11/1946, COMMUNE DE ST PRIEST LA PLAINE
Faits : Deux habitants d'une commune avaient accepté la demande du maire de tirer bénévolement un feu d'artifice lors d'une fête communale. Alors même qu'aucune faute ne pouvait leur être reprochée, pas plus qu'à la commune, l'un des engins explosa, les blessant tout deux.
Procédure : Les victimes formèrent une demande en indemnisation auprès du conseil de préfecture, qui la reçut. La commune attaqua la décision des juges de 1ère instance devant le CE.
Question de droit : Est-ce qu'il est possible de faire bénéficier de la jurisprudence CE, 21 juin 1895, Cames les collaborateurs occasionnels de l'administration, comme les deux victimes de l'espèce ?
Motifs : Les victimes ne peuvent se voir reprocher aucune faute ni imprudence. Ils assuraient l'exécution d'un service public dans l'intérêt de la collectivité locale et conformément à la mission qui leur a été confiée par le maire. C'est donc la commune qui doit supporter la responsabilité de l'accident, en entier.
Portée : Extension aux collaborateurs occasionnels de l'administration de la couverture pour responsabilité sans faute, dès lors qu'ils ont été sollicités par l'administration, qu'ils exécutent un service public et qu'ils se conforment aux instructions reçues.
3. La question des activités légales de l'administration
CE, 14/1/1938, SA... LA FLEURETTE
Faits : Le Parlement avait voté une loi qui interdisait de commercialiser sous le nom de crème un produit qui en présentait l'aspect et destiné aux mêmes usages. La société La fleurette, ayant du arrêter son activité principale décida de demande une indemnisation.
Procédure : Recours de plein contentieux.
Question de droit : Est-ce qu'il est possible d'obtenir une réparation pour un préjudice subi du fait de la loi ?
Motifs :
- L'interdiction n'est pas motivée par une nécessité de santé publique ;
- La volonté du législateur n'était pas de faire supporter à la société requérante la charge, créée dans l'intérêt général, causée par la loi nouvelle ;
- La société la Fleurette était dans une situation particulière, qui la rendait particulièrement vulnérable à cette loi : elle était l'unique société à commercialiser un tel produit.
Ces conditions créent une rupture de l'égalité devant les charges publiques qui justifie une indemnisation.
Pour qu'il y ait indemnisation, il faut donc trois conditions :
- que la loi qui cause le préjudice ne soit pas justifiée par des motivations d'intérêt général (de santé publique, de sécurité...)
- que le législateur n'ait pas entendu frapper une catégorie particulière d'une charge supplémentaire
- que le préjudice soit direct, certain et personnel. Il faut en outre qu'il soit spécial au requérant, et qu'il soit anormalement grave.
Portée : Arrêt de principe sur la question de l'indemnisation sans faute du fait des lois.
CE, 30/11/1923, COUITÉAS
Faits : Le sieur Couitéas avait obtenu de la justice un jugement l'autorisant à expulser par la force les indigènes qui occupaient la propriété dont il s'était vu reconnaître la propriété. Il requit à plusieurs reprises le concours de la force publique, mais celle-ci lui fut refusée au motif qu'elle présentait un fort risque de trouble à l'ordre public.
Procédure : Le sieur Couitéas forma une demande en indemnité devant le Conseil d'Etat.
Question de droit : Est-ce que l'administration a l'obligation de prêter le concours de la force publique dès lors qu'une jugement l'autorise ?
Motifs :
- Il appartient à l'administration d'user de ses pouvoirs en matière de maintien de l'ordre pour assurer la sécurité et la tranquillité publiques et de refuser le concours de la force publique si la situation le justifie.
- Toutefois cette situation cause un préjudice au requérant, qui s'il dépasse une certaine durée, constitue une rupture de l'égalité des citoyens devant les charges publiques. Il appartient donc au juge de déterminer le moment à partir duquel il doit être indemnisé.
Portée : Le Conseil d'Etat décide que la rupture de l'égalité devant les charges publiques justifie une action en indemnité contre les décisions administratives individuelles.