Suite à l’assassinat du préfet Claude Érignac le 6 février 1998, l’hebdomadaire Paris-Match publie le 12 février 1998 une photo du cadavre du préfet, dont le visage est visible.
Dès le 12 février, la famille Érignac assigne en référé plusieurs sociétés donc l’éditeur de Paris-Match afin de faire saisir les magazines dans lesquels la photo est publiée, ainsi qu’une interdiction de vente sous astreinte. Par une ordonnance du même jour, le président du Tribunal de Grande Instance de Paris prononce la condamnation de la société éditrice de Paris-Match, condamnation à publier dans le numéro suivant du journal un encart, sans ordonner la saisie des exemplaires contenant la photo.
La société éditrice interjette appel de cette ordonnance, en considérant que la mesure consistait une atteinte à la liberté de la presse et au droit d’informer. Dans une décision du 24 février 1998, la cour d’appel de Paris confirme l’ordonnance, mais en modifiant le contenu du communiqué devant être publié.
L’éditeur se pourvoit en cassation, alléguant une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH), son article 10 protégeant la liberté d’expression. Par un arrêt du 20 septembre 2000, la Cour de cassation rejette le pourvoi et considérant que la publication de la photo était illicite et que la décision de la cour d’appel se trouvait « légalement justifiée au regard des exigences » de la CESDH.
L’éditeur dépose alors un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) en estimant que la décision de la Cour de cassation constitue une violation de l’article 10 de la CESDH. Elle avance ainsi que la publication de la photographie était justifiée dans le but d’information sur un évènement d’intérêt national, et sans recherche de sensationnalisme.
La CEDH doit alors déterminer si la France a violé l’article 10 de la Convention en condamnant l’éditeur du journal Paris-Match à ce communiqué. Plus généralement, la CEDH doit trancher sur la possibilité, pour un État membre, de réglementer a posteriori la publication de contenu d’un journal publiant la dépouille d’un haut fonctionnaire, ou plus généralement une image choquante vis-à-vis des droits de la famille.
Pour la CEDH, la France ne contrevient pas à l’article 10 de la Convention en condamnant une société de publication à publier un communiqué suite à la publication de photographies qui peuvent choquer. En effet, de telles restrictions ne sont pas contraires à la liberté d’expression ni à la liberté de la presse.
Pour la CEDH, la restriction est non seulement prévue par la loi et poursuit un but légitime (I), mais elle est en plus nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire proportionnée. Partant elle ne viole pas la Convention (II).
I. Une restriction à la liberté d’expression prévue par la loi et poursuivant un but légitime
La CEDH procède à son analyse classique d’une disposition entravant la liberté d’expression. Elle commence en vérifiant que la mesure est prévue par la loi (A) dans la poursuite d’un but légitime (B).
A. Une restriction prévue par la loi
L’article 10 de la CESDH exige que toute limite posée à la liberté d’expression doit être prévue par la loi. La jurisprudence de la CEDH est classique sur ce point, et en l’espèce la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie. Il est ainsi nécessaire que la loi soit suffisamment précise afin de permettre aux personnes de prévoir raisonnablement les conséquences d’une action déterminée. Cette jurisprudence a été notamment précisée dès 1995, dans la décision Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, comme le rappelle la Cour.
Cette loi ne renvoie pas uniquement à un texte législatif, mais, plus largement, inclut également la jurisprudence constante.
En l’espèce, le droit français applicable résulte de l’article 9 du Code civil, qui dispose que « Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé ». Pour la Cour, la jurisprudence constante de la Cour de cassation permettait de prévoir la décision, la mesure est donc « prévue par la loi » aux termes de l’article 10 de la CESDH.
B. Une restriction poursuivant un but légitime
La restriction à la liberté d’expression doit également poursuivre un but légitime. Dans sa présente décision, la CEDH est peu diserte sur la portée du but légitime. En effet, la France considère ici que le but légitime poursuivi est celui de la « protection des droits d’autrui », et la société éditrice ne conteste pas le caractère légitime de ce but.
Pour la Cour, il s’agit bien d’un but légitime au regard de l’article 10 de la Convention, puisque cette dernière garantit elle-même le respect de la vie privée et familiale dans son article 8. Partant, la législation poursuit un but légitime.
Il faut reconnaître que ces buts sont énumérés au second alinéa de l’article 10 de la Convention. Il s’agit de mesures nécessaires « à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». En l’espèce, c’est donc le motif de la protection « des droits d’autrui », mais de manière générale la Cour n’est pas très constructive en ce domaine. En tout état de cause, elle fait ici une stricte application de la Convention.
II. Une restriction à la liberté d’expression nécessaire dans une société démocratique
La CEDH procède, de manière assez classique, au rappel du cadre de son contrôle de proportionnalité en matière de liberté d’expression (A). Elle applique ensuite sa jurisprudence classique et considère qu’en l’espèce la législation française a donné lieu à une application proportionnelle (B).
A. Le rappel du cadre général du principe de nécessité
La Cour se montre toujours pédagogue. Elle présente ainsi ici, comme c’est de coutume, un rappel général du cadre normatif, en se fondant explicitement sur sa jurisprudence antérieure et notamment sur sa décision Monnat c. Suisse de 2006. Ainsi, et classiquement, elle considère que l’article 10 s’applique particulièrement aux informations ou idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent », rédaction initiée en 1976 dans l’arrêt Handyside. Elle souligne que la nécessité doit recouvrir un « besoin social impérieux », ce qui implique une certaine relativité dans l’appréciation. Enfin, elle rappelle le devoir de la presse de communiquer des informations et le droit, pour le public, de les recevoir, en citant sa décision Colombani c. France de 2002.
La Cour considère également que la responsabilité dépendra du procédé technique adopté, ce qui implique un contrôle de proportionnalité entre le droit d’informer et le respect des droits, la nature de la sanction étant déterminante. En effet, une sanction trop élevée est, par principe, dénuée de proportionnalité.
B. La proportionnalité d’espèce de la mesure litigieuse française
En l’espèce, la Cour souligne d’abord la nécessité particulière de protéger la vie familiale, dont le respect est garanti par l’article 8 de la Convention. Indéniablement, la publication d’une photographie du cadavre publiée quelques jours seulement après le décès porte un trouble à ce droit. La Cour note donc une faute morale des journalistes ou, du moins, de l’éditeur.
La Cour poursuit son analyse, et insiste sur la motivation des juges civils. Elle note ainsi que ceux-ci ont spécifiquement pris en compte la proportionnalité de la mesure qu’ils prononçaient en écartant explicitement la saisine des journaux, la jugeant disproportionnée. Ils n’ont ainsi prononcé qu’une obligation de publier un communiqué dans le numéro suivant, aux frais du journal. Elle considère alors, dans une appréciation extrêmement fine, que la modification ordonnée par la cour d’appel de Paris dans la rédaction du communiqué rompait le lien causal établi entre la publication de la photographie et l’atteinte à la vie privée, mais en indiquant que la famille du défunt estimait être victime d’une telle atteinte.
Partant, pour la Cour, la condamnation n’a pas eu d’effet dissuasif qui risquerait de limiter la liberté d’expression. Le communiqué est bref et finalement peu coûteux à publier. La France n’a donc pas violé l’article 10 de la Convention dans cette affaire.
Sources :
- CEDH, Guide sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 1re éd., 2020.
- X. Bioy, Droits fondamentaux et libertés publiques, 6e éd., LGDJ, 2020, 1020 pages.