La hiérarchie des normes est une théorie allemande élaborée par le professeur Hans Kelsen, partisan du courant du normativisme positiviste juridique. Elle postule une subordination des normes internes à la norme fondamentale, la norme constitutionnelle, selon une organisation pyramidale et scrupuleusement respectée par l’Etat. Pour autant, la théorie juridique de Hans Kelsen n’est ni la seule, ni la première, à vouloir systématiser l’organisation juridique des Etats par le droit et la France, en particulier, a proposé depuis longtemps un modèle juridique différent et qui eût ses heures de gloire sous la Troisième République.
Dès lors, dans quelle mesure la théorie de la hiérarchie des normes, ainsi que son application, peuvent-elles se justifier en droit dans le contexte de l’organisation juridique française ?
Si dépasser le légicentrisme par l’Etat de droit a été l’un des facteurs de légitimation de la hiérarchie des normes, en particulier en France (I), un autre impératif, celui de la garantie de la protection de la thématique des droits et libertés fondamentaux, a pris peu à peu l’ascendant dans les justifications formelles de la hiérarchie des normes (II).

I – Dépasser le légicentrisme par l’Etat de droit


Historiquement, dans la sphère politique, le système d’organisation juridique français est dominé par la théorie du légicentrisme. C’est en effet la conception de l’Etat légal qui règne sans partage jusqu’à l’avènement de la Ve République et, plus particulièrement, de la décision « Liberté d’association » du Conseil constitutionnel qui avalise la transition de l’Etat légal à l’Etat de droit. Si l’Etat légal a longtemps été consubstantiel de la pensée juridique française, il s’est vu peu à peu concurrencé par l’Etat de droit (A). Dans cette lancée, la théorie de la hiérarchie des normes a notamment permis une subordination des prérogatives exorbitantes du droit commun, très larges, accordées à la puissance publique, à la norme constitutionnelle (B).

A) La domination de l’Etat légal et la concurrence de l’Etat de droit


Raymond Carré de Malberg, juriste français de renom et qui transpose, en France, le concept de hiérarchie des normes issu des travaux de Irving et formalisés par Kelsen en Allemagne, identifie trois types d’Etats : l’Etat policier, l’Etat légal et l’Etat de droit. Il constate qu’en France, c’est l’Etat légal, c’est-à-dire un système légicentré du droit, qui a largement dominé la conception française de l’organisation juridique. La loi, comme norme fondamentale, l’est parce qu’elle est issue de la volonté du peuple par la voie des députés et de la représentation nationale. Le Parlement, dominant sous la Troisième République et la Quatrième, est ainsi réputé hégémonique par rapport aux pouvoirs exécutif (par crainte du bonapartisme) et juridique (par crainte du « gouvernement des juges »). Elaborant la théorie des libertés publiques, garanties dans leur effectivité par le juge judiciaire via la voie de fait, le Parlement est dès lors l’unique source de légitimité du droit. Mais deux phénomènes contigus vont permettre de dépasser cette domination de l’Etat légal : la dynamique de rationalisation du parlementarisme et l’affaissement de la légitimité du Parlement face à des crises successives qu’il n’arrive pas à résoudre, à savoir le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain et l’impossibilité de trancher la question de la crise algérienne. Enfin, la loi, perçue comme libératrice des hommes déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, a montré qu’elle pouvait être tout à fait inique : il en est ainsi du statut des Juifs sous l’Occupation.

B) La subordination des prérogatives administratives à la hiérarchie des normes

En France, la hiérarchie des normes s’est particulièrement matérialisée par la subordination des prérogatives administratives à cette théorie, à savoir la domination progressive des normes constitutionnelles par-delà les normes législatives. En effet, si la loi permet des dérogations à la puissance publique au nom de la poursuite de l’intérêt général, la Constitution doit cependant être respectée par l’administration. C’est le cas, par exemple, de la question de l’expropriation (qui ne peut être réalisée que pour cause d’utilité publique) : scrupuleusement contrôlée par le juge administratif (excès de pouvoir) et judiciaire (voie de fait), le juge constitutionnel peut avoir le dernier mot en admettant un contrôle, non seulement de constitutionnalité, mais en s’appuyant sur la théorie du bilan coût-avantage dans la proportionnalité de l’expropriation. Voie de recours comme norme supérieure, la norme constitutionnelle, induite de l’organisation de la hiérarchie des normes, peut donc permettre de prémunir le justiciable des égarements peut-être autrefois légaux, mais contraires à des notions ultérieures (libertés et droits fondamentaux, droit européen) qui sont aujourd’hui garantes de la hiérarchie des normes.

II – Garantir la protection des droits et libertés fondamentaux


    Pour le professeur Henri Oberdorff, « la fondamentalité a pénétré le droit national ». En effet, le droit interne est principalement influencé, dans la dynamique contemporaine du « droit vivant » français, par deux thématiques : la prépondérance du Conseil constitutionnel et l’européisation du droit. Si le rôle du Conseil constitutionnel a été en effet fondamental pour assurer la prééminence de la hiérarchie des normes (A), il a accompagné le rôle des juridictions européennes, dont la Cour européenne des droits de l’homme (B), faisant de la hiérarchie des normes une garantie de protection des droits et libertés fondamentaux.

A) Le rôle du Conseil constitutionnel


« Chien de garde de l’exécutif » pour Michel Debré, rédacteur de la Constitution de la Cinquième République, le Conseil constitutionnel s’est proclamé, loin de la volonté du constituant, « garant des droits et libertés fondamentaux » par le truchement de sa décision « Liberté d’association » de 1971. En créant par la même occasion le bloc de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel consacrait ainsi la hiérarchie des normes, consubstantielle de l’Etat de droit, et actait ainsi le passage d’un système légicentré à un système centré sur la norme constitutionnelle. De fait, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de rappeler, non seulement par sa décision de 1971, mais par l’érection des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR), des principes (PVC) et objectifs à valeur constitutionnelle (OVC), la prééminence de la Constitution sur les actes des particuliers et de l’Etat lui-même. Le Conseil constitutionnel rendait ainsi matérielle la hiérarchie des normes : par la consécration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), avalisant le contrôle de constitutionnalité a posteriori, le Conseil constitutionnel achève de donner sa pleine matérialité à l’Etat de droit et, par voie de conséquence, au principe de la hiérarchie des normes.

B) Le rôle des juridictions européennes : conflit dans la hiérarchie des normes ?


    Mais le Conseil constitutionnel n’est pas le seul à promouvoir activement le principe de la hiérarchie des normes : cette théorie est au cœur de l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) du Conseil de l’Europe, et des traités (droit originaire), directives et circulaires (droit dérivé) de l’Union européenne. Mais dans la recherche d’une pleine effectivité du contrôle des droits et libertés fondamentaux, y compris par l’opposabilité au juge de ces droits fondamentaux, les juridictions européennes ont avalisé la supériorité du droit conventionnel européen sur les droits constitutionnels nationaux au motif de leur supériorité formelle et fondamentale (CJCE 1964 Costa c/ Enel) ; dans le même temps, le Conseil d’Etat français a affirmé la supériorité du droit constitutionnel français sur le droit conventionnel européen (CE 1998 Sarran). Quoiqu’il en soit, la domination, pour les deux ordres de juridiction (internes et externes), de la hiérarchie des normes était bien actée, et c’était au nom de cette dernière que ce conflit a pu voir le jour ; la hiérarchie des normes devenant, ce faisant, elle-même vectrice de légitimité politique et juridique en France.