Théorisée et approfondie comme concept et pratique dès les premiers temps de la philosophie politique grecque par les œuvres aristotélicienne (dont La Politique) et platonicienne (Le Banquet) comme l’un des principaux régimes constitutionnels possibles, la démocratie se trouve généralement représentée aux côtés de ses alternatives, l’aristocratie, la tyrannie ou la monarchie. Le terme de démocratie lui-même est dérivé du grec ancien, demos (peuple) et krâtos (pouvoir), soit le régime du pouvoir du peuple ou exercé par le peuple. Or, si le peuple peut être pensé en tant que concept politique ou philosophique de façon unifiée, il est plus difficile de l’approcher dès lors qu’est conceptualisé les différents conflits d’intérêts qui peuvent naître de la masse elle-même, à l’instar de la divergence dans les intérêts de classe pour les marxistes. Ces derniers substituent ainsi le terme de « peuple » par celui de « prolétariat », isolant ainsi une fraction du corps politique (les ouvriers, les exploités, les dominés) pour en faire les réels acteurs du système politique à venir : le communisme.
    Pour autant, la notion de peuple peut-elle être confondue avec celle de masse ou de majorité ? La démocratie est-elle fonction, ou un reflet pur, de la domination quantitative de la majorité ? Se réduit-elle à être le relai d’une continuité qualitative de cette position démographique, sa simple transposition dans le système politique ?
    Si la question de la définition de la majorité en régime démocratique mérite ainsi d’être posée (I), elle n’est cependant pas déconnectée de la question de l’effectivité de la protection des minorités qui caractérise tout aussi fondamentalement le régime démocratique libéral européen (II).

I – La question de la définition de la majorité en régime démocratique


    « Par nature, tel peuple est destiné à être gouverné despotiquement, tel autre par un roi ; tel autre par une constitution libre et, dans chaque cas, cela lui est juste et avantageux, tandis que la tyrannie est contre-nature » (Physique, 1287b). Ainsi Aristote différencie-t-il les régimes en fonction de la « servitude volontaire » avant l’heure (naturelle à certains peuples) et la servitude involontaire, état qui caractérise la tyrannie. Pour Diogène Laërce, le tyran doit ainsi « faire périr les premiers de [ses] concitoyens, qu’ils soient ou non [ses] ennemis, car un tyran doit se défier même de ses amis » ; en revanche, la démocratie, qui se caractérise par la passion de l’égalité, donne naissance à des démagogues en puissance où le peuple lui-même devient un tyran. Si donc le régime démocratique et le système tyrannique doivent être mis en relation (A), c’est pour mieux exploiter une seconde différence : celle de la distinction entre régime démocratique et système ochlocratique (B).

A) Régime démocratique et système tyrannique


    Induire de la démocratie qu’elle serait un régime consacrant la tyrannie de la majorité associe les concepts pour les fondre ensemble : la démocratie serait ainsi une forme de tyrannie parmi d’autres, un type de tyrannie précis, dont le tyran serait la majorité. Dans ce système, la majorité serait purement numérique ou démographique : elle représenterait une échelle de valeur quantitative. Comme il peut exister des tyrannies qui revêtent la caractéristique de la diarchie (deux gouvernants) ou de la monarchie (un gouvernant), la tyrannie pourrait être, dès lors, le fait d’une entité numéraire (la majorité). Pour autant, cette typologie n’est pas satisfaisante dans la mesure où la démocratie est constituée, au départ, en réaction au phénomène de tyrannie : c’est pour échapper au pouvoir unilatéral d’un homme que se forme le système démocratique comme alliance des citoyens au nom de l’intérêt général. Si elle peut retomber en tyrannie par le fait d’un démagogue voulu par le peuple lui-même, la démocratie se caractérise donc bien dans la volonté de faire asseoir la notion d’intérêt général au-delà du particulier, d’un pouvoir partagé au sein d’un cortège plutôt que concentré dans les mains d’un seul. Assimiler la démocratie à une variante tyrannique se révèle donc problématique.  

B) Régime démocratique et système ochlocratique


    Si alors il semble difficile d’associer la démocratie comme l’une des variantes du système tyrannique, il peut être aisé de la confondre avec un régime qui, en apparence, semble proche : l’ochlocratie. Le système ochlocratique est, selon son étymologie, le pouvoir de la foule (ochlos). Pour Polybe, l’ochlocratie est « la dégénérescence de la démocratie  » : la pulsion ochlocratique est ce sur quoi s’appuient les dirigeants qui souhaitent mener la « foule psychologique », pour reprendre l’expression de Gustave Le Bon , « être provisoire, formé d’éléments hétérogènes qui pour un instant se sont soudés », à leur destination souhaitée. Mais ni la foule, ni le peuple, ne sont au final caractéristiques de la « majorité » numérique : les esclaves, les femmes, les enfants, les métèques et autres individus exclus, le système démocratique athénien, par exemple, ne rassemblait pas une majorité dans l’exercice de la démocratie qui était la prérogative de citoyens limités et finalement peu nombreux. La démocratie n’est donc ni tout à fait un régime tyrannique (bien qu’il puisse le devenir par l’effet du démagogue), ni ochlocratique (bien qu’il puisse également choir dans cette perspective).

II – La question de la protection des minorités en régime démocratique


    C’est de l’évolution de la question démocratique qu’est induite finalement une réflexion sur la notion de majorité : le développement des principes du libéralisme politique, à la fin du XVIIIe siècle européen et du « siècle des Lumières », qui puise tant dans l’élaboration d’une rationalité politique que dans la « pulsion de l’égalité » identifiée par Tocqueville, sera à l’origine d’une conception renouvelée du système démocratique. La démocratie libérale naît donc de la conjugaison de divers phénomènes qu’il convient d’analyser à la fois dans leurs spécificités (A), mais également par le développement d’une conception finalement opposée de la tyrannie de la majorité : la démocratie comme régime de protection des minorités (B).

A) Les différentes variantes du système démocratique


    Le système démocratique n’est pas figé. La démocratie athénienne, acceptant l’esclavagisme (en faisant même un pilier de la viabilité du système politico-économique de la cité), n’est pas comparable à la démocratie censitaire qui tire ses heures de gloire au XIXe siècle. Lequel suffrage censitaire exclue des individus du droit de vote sur des conditions à la fois économiques (le non-propriétaire n’est pas capable) et sexuelles (les femmes sont exclues du suffrage). Dans l’histoire des idées se distinguent également les concepts de démocratie directe et de démocratie représentative, dont la première se prétend la représentation de la démocratie la plus authentique (par la voix de Rousseau notamment) quand la seconde préfère passer par le prisme d’une assemblée élue pour asseoir un régime bâtard : une aristocratie démocratique ou une démocratie aristocratique, avec en tension les deux pôles sans cesse repoussés. La configuration contemporaine dresse enfin un portrait en demi-teinte de la démocratie libérale à l’occidentale : critiquée par les démocraties dites « illibérales » d’Europe centrale (Hongrie, Pologne) au nom de la majorité elle-même, la démocratie libérale occidentale s’est finalement construite sur un paradigme qui le confond avec une notion empruntée de la doctrine juridique allemande : l’Etat de droit.



B) L’Etat de droit et la protection des droits et libertés fondamentaux


    L’Etat de droit est généralement défini comme l’Etat admettant la hiérarchie des normes selon Hans Kelsen, transposée par l’école aixoise du doyen Favoreu. Encore davantage que la hiérarchie des normes, ce qui caractérise la contemporanéité de l’Etat de droit est la protection des droits et libertés fondamentaux au cœur d’un objectif : la défense des minorités contre la tyrannie de la majorité, censée être une inclination naturelle de la démocratie. Aussi les régimes constitutionnels démocratiques ont-ils renforcé les mécanismes de défense des droits des minorités contre les discriminations induites du comportement de la majorité, qu’elles soient économiques, sexuelles ou ethniques (ombudsman scandinave, transposé dans le modèle anglosaxon et en France par le Défenseur des droits), mais également politiques (ainsi en est-il de la révision constitutionnelle de 1974 qui ouvre à la minorité parlementaire la possibilité de saisine du Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité des lois a priori). La démocratie libérale occidentale, incarnée par l’Etat de droit, est par conséquent caractérisée par son souci de protection des minorités contre une éventuelle tyrannie de la majorité.