L'imprescriptibilité est un phénomène juridique exceptionnel. De rares droits et actions sont ainsi soustraits à l'effet du temps, dérogeant à la prescription aussi bien acquisitive qu'extinctive, pourtant perçue comme une « règle de bon sens » (doc. 17) et une nécessité pour l'ordre juridique et social par la fonction d'oubli et de retour à l'ordre qu'elle remplit (doc. 2). Or l'exception a tendance à l'expansion. De nouvelles imprescriptibilités investissent le droit français (actions en nullité en matière de propriété intellectuelle doc. 4 et 5) ou font l'objet de discussions en ce sens (réputé non écrit doc. 6 ; et en matière pénale, les crimes sexuels, doc. 7 et 19). La place de l'imprescriptible dans l'ordre juridique constitue un débat constant (doc. 17), mais le déploiement actuel des droits fondamentaux sur l'ensemble de l'ordre juridique conduit à éclairer ce débat d'une lumière nouvelle, par la mise de l'imprescriptibilité à l'épreuve des droits fondamentaux. La question se pose en des termes complémentaires selon le côté du prétoire duquel on se place. L'imprescriptibilité est incontestablement constitutive d'un renfort pour le demandeur, délivré d'un cas d'irrecevabilité (I). Pour le défendeur, en revanche, elle comporte des incidences plus contrastées sur les droits de la défense, voire menaçantes pour la sécurité juridique (II).
I. L'imprescriptibilité des droits fondamentaux du point de vue du demandeur
II. L'imprescriptibilité des droits fondamentaux du point de vue du défendeur
I. L'imprescriptibilité des droits fondamentaux du point de vue du demandeur
Du point de vue du demandeur, le droit d'action et l'accès au juge sont préservés en matière civile, commerciale et administrative (A). L'action publique et les droits de la victime en matière pénale sont renforcés (B).
A. Le droit d'action et l'accès au juge préservés en matière civile, commerciale et administrative
L'action en justice est en principe enfermée dans un délai de prescription (doc. 2 ; doc. 17) mais des impératifs de protection spécifiques à certains droits peuvent justifier le décloisonnement temporel de l'action.
En matière civile et commerciale, certaines actions sont déjà, ou sont en passe, de devenir imprescriptibles. En plus de la classique imprescriptibilité du droit de propriété (doc, 8), plus récemment, c'est l'action en nullité dans le domaine de la propriété intellectuelle qui a bénéficié de ce régime avec l'ordonnance n 2018-341 du 9 mai 2018 introduisant l'article L. 615-8-1 du Code de la propriété intellectuelle, lequel rend imprescriptible l'action en nullité d'un brevet (doc. 4). La brèche ainsi ouverte dans le droit de la prescription est en passe d'être généralisée en ce domaine. Le projet de loi PACTE prévoit d'étendre l'imprescriptibilité aux actions en nullité d'un dessin ou modèle, d'une marque ou encore d'un certificat d'obtention végétale (doc. 5). Hors du domaine spécifique de la propriété intellectuelle, si l'on en vient au droit commun des contrats, c'est la demande tendant à faire réputer une clause non écrite que certains plaideurs voudraient voir reconnaître comme imprescriptible, proposition qui rencontre néanmoins la résistance des juges du fond (doc. 6). Par ailleurs, même lorsque le droit français maintient la prescription d'une action, comme l'action en constatation de paternité, la Cour de cassation a pu juger qu'un droit étranger qui considère cette action comme imprescriptible ne méconnaît pas l'ordre public international français et peut être appliqué par le juge français (doc. 13).
En matière administrative enfin, le principe d'imprescriptibilité du domaine public permet à l'État de revendiquer les biens contre des possesseurs, même de bonne foi, qui en réclameraient la prescription acquisitive (doc. 4), sans que le Conseil constitutionnel y trouve à redire (doc. 10), et bien que certains demandent l'assouplissement de ce principe pour des besoins de coopération internationale en matière de restitution de biens culturels à des pays étrangers (doc. 11).
B. Le renforcement de l'action publique et des droits de la victime en matière pénale
En matière pénale, l'imprescriptibilité de l'action publique a ses défenseurs, qui y voient un régime propice à une politique pénale efficace (doc. n 17). Beccaria expliquait déjà les raisons d'un allongement maximal de la prescription dans certains cas (doc. 18). Quant au Conseil constitutionnel, il ne voit aucun principe constitutionnel, et notamment aucun droit fondamental, s'opposant à l'imprescriptibilité des crimes les plus graves (doc. n 9).
Sur cette toile de fond, la prescription de l'action publique connaît actuellement un mouvement d'allongement des délais depuis la réforme opérée par la loi du 27 février 2017, bien que celle- ci ait veillé à ne pas faire naître des imprescriptibilités de fait dans le domaine des infractions occultes (doc. 15). Seuls les crimes contre l'humanité demeurent imprescriptibles en France (doc. 9 ; doc. 15). Quant aux crimes sexuels sur mineurs, si la France n'a pas choisi de les rendre imprescriptibles en dépit de propositions en ce sens (doc. 19), d'autres pays se sont tout récemment engagés dans cette voie, comme l'Espagne (doc. 7).
II. L'imprescriptibilité des droits fondamentaux du point de vue du défendeur
Du point de vue du défendeur, dans un second temps, l'imprescriptibilité des droits fondamentaux a des incidences en demi-teinte sur les droits de la défense (A) et représente une menace pour la sécurité juridique (B).
A. Les incidences en demi-teinte sur les droits de la défense
Si l'on renverse la perspective en se plaçant du côté du défendeur, les droits de la défense de ce dernier peuvent se trouver menacés par l'imprescriptibilité. Une telle menace est mise en avant dans le débat actuel autour de l'imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs, proposée, en particulier, par un projet de loi espagnol contesté pour cette raison (doc. 7), et demeure plus largement au centre du débat autour de l'allongement de la durée de prescription en matière pénale, dénoncé par une partie de la profession d'avocat (doc. 16).
Par ailleurs, il est plus problématique encore de rendre imprescriptibles des infractions qui, à l'époque de leur commission, n'étaient pas délivrées de toute prescription. Si, en particulier, les crimes de guerre peuvent être aujourd'hui largement considérés comme imprescriptibles (mais pas en droit français interne, doc. 15), il n'en allait pas nécessairement ainsi au moment de leur perpétration, ce qui conduit la CEDH à apprécier les condamnations prononcées à la fois à la lumière de l'article 7 de la CESDH relatif à la non-rétroactivité de la loi pénale, et de son article 6 relatif au procès équitable (doc. 12).
Enfin, à un niveau de responsabilité bien moindre, celui de la responsabilité professionnelle pour violation d'obligations déontologiques, le maintien de l'imprescriptibilité de la responsabilité de l'avocat pour faute déontologique (particularisme que l'on ne retrouve pas pour les autres professionnels du droit) a été perçu comme fragilisant son droit à la défense et méconnaissant l'égalité des professionnels du droit face à la loi, bien que le Conseil constitutionnel n'ait pas été sensible à ces arguments (doc. 1).
Pour autant, les droits de la défense ne sortent pas toujours affaiblis de leur rencontre avec l'imprescriptibilité. C'est en ce sens que l'on peut lire une importante décision de la Cour de cassation qui affirme, à tout le moins en matière civile, l'imprescriptibilité des défenses au fond (doc. 21). Dans le même ordre d'idée se pose la question de l'application ou non de la prescription au juge lui-même qui, notamment par souci de protection du défendeur, relève un moyen d'ordre public (doc. 14).
B. Les incidences menaçantes vis-à-vis de la sécurité juridique
La prescription est une institution tournée vers la sécurité juridique (doc. 2 et 20). Par conséquent, la consécration de l'imprescriptibilité peut apparaître comme un danger pour la sécurité juridique par la remise en cause tardive de droits acquis (doc. 2 ; doc. 3 ; doc. 11). C'est ainsi que l'imprescriptibilité du domaine public constitue une atteinte à la propriété privée de celui qui possède de bonne foi un bien et se le voit réclamé par une action en revendication de l'État, bien que cette atteinte ait été considérée comme proportionnée par la Cour de cassation (doc. 3).
De la même manière, la reconnaissance de l'imprescriptibilité du réputé non écrit, pour laquelle militent certains plaideurs, affecterait la sécurité juridique des contrats passés de nombreuses années avant la remise en cause de leur contenu, ce qui conduit des juges d'appel à maintenir la prescription en ce domaine (doc. 6). Quant à la matière pénale, la crainte pour la sécurité juridique et l'ordre social constitue l'une des raisons pour lesquelles la prescription a ses partisans, même pour les crimes les plus graves (doc. 17), les crimes de guerre et les crimes sexuels sur mineurs demeurant soumis en France à une prescription (doc. 9 ; doc. 15).
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