Fiche d'arrêt
Faits
Le 10 avril 1976, Fatiha, 5 ans est heurtée par une voiture alors qu'elle s'est engagée sur un passage protégé. Elle décède des suites de ses blessures.
Les parents souhaitent que la responsabilité civile du conducteur soit engagée.
Procédures et décisions
Le 21 janvier 1977, les juges du tribunal correctionnel de Thionville décident en première instance de partager la responsabilité entre le conducteur et la petite fille, condamnant malgré tout le conducteur au paiement de dommages et intérêts.
Jugeant la décision rendue injuste, les parents de Fatiha saisissent la Cour d'appel de Metz, le 1er juillet 1977, cette dernière confirme et prolonge le jugement rendu en première instance. Elle estime la mise en application du partage de responsabilité, partant du principe que si le conducteur est responsable du décès de la victime, cette dernière y a également contribué.
Le 13 décembre 1978, la Cour de cassation casse l'arrêt du 1er juillet 1977 rendu par la Cour d'Appel et renvoie les deux parties devant la Cour d'appel de Nancy.
Le 9 juillet 1980, cette dernière reconnaît le conducteur coupable d'homicide involontaire, mais procède également, comme les juridictions précédentes, au partage de responsabilité civile entre le conducteur et l'enfant.
En l'espèce, Fatiha a subitement traversé sur un passage protégé empêchant ainsi toute réactivité du conducteur.
Les parents de Fatiha ne légitiment pas cette décision, soutenant qu'elle était bien trop jeune au moment des faits pour engager sa responsabilité civile.
Par conséquent, ils demandent à la Cour de cassation de ne pas engager la responsabilité civile de leur fille partant du principe qu'une enfant de 5 ans est bien trop jeune pour faire preuve de discernement et comprendre la portée de ses actes et leurs conséquences.
Le 15 mars 1983, le Premier Président de la Cour d'appel de Nancy décide le renvoi de l'affaire devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation afin de mettre un terme aux nombreuses différences dont font preuve les juges au sujet du partage de responsabilité civile entre la petite fille et le conducteur.
Question de droit posée
L'assemblée plénière de la Cour de cassation devait répondre à cette question : une mineur, totalement dépourvue de discernement, peut-elle voir sa responsabilité civile engagée ? Autrement dit, peut-on rendre civilement responsable une mineure qui n'a pas conscience de la portée de ses actes ?
Solution de droit
Par son arrêt, dit arrêt Derguini, rendu le 9 mai 1984, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation explique donc que pour commettre une faute au sens de l'anciennement article 1382 devenu 1240², il n'est pas nécessaire d'être doué de discernement. S'applique ici le système de la faute objective.
« La Cour de cassation précise que le discernement n'est pas une condition de la responsabilité civile contrairement à la responsabilité pénale et que la Cour d'appel de Nancy n'avait pas à vérifier les facultés de discernement de la mineure victime, car le fait de ne pas comprendre la portée de ses actes n'est pas un élément de nature à évincer la faute civile ».
Le partage de responsabilité induit donc la diminution de la responsabilité civile du conducteur et de facto allège la réparation auprès des parents de la jeune fille. S'applique donc ici la maxime de C. ANDRE : « Quod quis ex culpa sua damnum sentit, non intellegitur damnum sentire » : règle qui interdit à la victime de réclamer des dommages-intérêts dès lors qu'elle eut pu éviter le dommage ou qu'elle avait contribué à sa réalisation.
Cet arrêt fait jurisprudence, car il consacre la faute objective en droit de la responsabilité civile.
« l'absence de discernement ne fait pas obstacle à la caractérisation de la faute, car aucun élément subjectif n'est nécessaire pour la caractériser ».
Commentaire de l'arrêt Derguini
I. La conception de faute de l'infans¹
A. La responsabilité objective ou responsabilité de plein droit
« La responsabilité de plein droit désigne les cas de responsabilité civile dans lesquels la preuve d'une faute n'est pas nécessaire pour engager la responsabilité de l'auteur d'un dommage et dans lesquels ce dernier ne peut s'exonérer de la responsabilité dont on veut le charger en démontrant qu'il n'a commis aucune faute ».
Contrairement à la responsabilité pour faute, la responsabilité de plein droit engage la responsabilité de l'auteur même s'il n'a pas commis la faute.
Dans l'arrêt Derguini, l'infans n'a pas commis la faute, mais la Cour de cassation ainsi que les autres juridictions ont statué sur l'engagement de sa responsabilité civile ayant entraîné la faute.
3 choses suffisent à engager une responsabilité objective :
- L'existence d'un dommage
- L'existence d'un fait causal c'est-à-dire un rôle actif dans la réalisation du dommage
- Un lien entre le dommage et le fait causal
En l'espèce, le dommage est l'accident, le fait causal, le conducteur et l'enfant qui traverse le passage protégé et le lien le décès de l'enfant des suites de l'accident.
Pour avoir une vue d'ensemble, il faut combiner l'arrêt Derguini avec l'arrêt Lemaire rendu le même jour. Ce dernier confirme un comportement humain illicite suffit pour caractériser une faute.
B. La révision des fondements de la responsabilité civile
Une conception objective de la faute permet à toutes les victimes d'un dommage causé par une personne dépourvue de discernement d'obtenir quand même réparation. Ce qui est conforme au principal objectif actuel du droit de la responsabilité civile qui est celui de l'indemnisation des victimes.
Les actes de l'infans sont examinés au regard de ce qu'aurait fait une personne raisonnable et pas forcément douée de discernement. Il ne faut donc pas se poser la question de savoir ce qu'aurait fait ou pas fait un enfant du même âge, mais prendre un modèle global.
En l'espèce, tout être humain aurait attendu que la voiture passe avant de s'engager. Ce que n'a pas fait Fatiha.
II. La faute de l'infans qui n'est pas l'auteur du fait
A. Le partage de responsabilité
Peut-on imputer une faute à quelqu'un qui n'est pas l'auteur des faits ? En l'espèce oui. En effet, les différentes juridictions ont fait valoir que, même si elle n'est pas l'auteur des faits, Fatiha est en partie responsable des conséquences à imputer à l'accident.
Il a été établi que sans la faute de la victime, le dommage n'aurait pas eu lieu.
Par conséquent, la part de responsabilité du conducteur est donc amoindrie et partagée.
L'irruption soudaine de l'enfant, même sur un passage protégé, a empêché le conducteur de pouvoir effectuer une manoeuvre d'éviter ce qui a eu pour conséquence l'accident de l'enfant. Il apparaît donc juste de ne pas lui imputer l'entière responsabilité.
B. La compatibilité de l'exonération partielle de la faute et la responsabilité civile
L'arrêt Derguini exonère l'auteur des faits - ici le conducteur - d'une partie de sa responsabilité et l'impute à la victime. Par conséquent, cette dernière est privée d'une partie de ses droits à l'indemnisation. D'un point de vue extérieur, cet arrêt peut apparaître comme une aberration juridique dans le sens où, un conducteur doit être maître de son véhicule surtout aux abords d'un passage protégé.
Cependant, si l'enfant n'avait pas traversé soudainement, mais prudemment, le conducteur aurait sans doute pu anticiper sa manoeuvre et éviter ainsi de percuter l'enfant.
Il apparaît que les deux points de vue sont cohérents.
La loi Badinter3 peut mettre à niveau ces deux avis. En effet, cette loi s'appuie sur le droit à l'indemnisation des victimes de la route et non sur la responsabilité.
Son principe est : « toutes victimes d'un accident de la route ont le droit d'être indemnisées. Le conducteur a le droit d'être indemnisé, mais l'indemnisation est limitée à sa faute ».
Si les faits s'étaient passés après 1985, il ne fait aucun doute qu'elle se serait appliquée à cette affaire.
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1 « enfant privé de discernement, et induit une différence entre ces derniers et les enfants qui ont, au contraire, une capacité de discerner ».
2 « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
3 Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation.