Dans le cas d'espèce ici jugé et rapporté par le Conseil d'État, le 13 juillet 2016, une pension de retraite est accordée à un ancien brigadier de police par un arrêté pris par le ministre de l'Économie et des Finances le 26 septembre 1991. Cet arrêté lui est finalement notifié le 24 juin de la même année. Toutefois, l'intéressé a décidé de saisir le tribunal administratif de Lille du fait de l'absence de la bonification pour enfants pourtant prévue par les dispositions de l'article L.12 b du Code des pensions civiles et militaires. Il vise ainsi l'annulation de l'arrêté, et demande qu'injonction soit faite auprès dudit ministre pour qu'une nouvelle liquidation de la pension en cause soit effectuée.
Néanmoins, cette demande sera rejetée par le tribunal administratif de Lille, le 2 novembre 2014. Celui-ci a jugé que la demande était tardive puisque l'enregistrement de la requête du destinataire avait été effectué plus de vingt-deux ans après que l'arrêté en cause eut été effectivement pris.
Mécontent de cette décision, l'intéressé s'est pourvu en cassation devant le Conseil d'État. Ce dernier a tout d'abord considéré que ce pourvoi était bien fondé. En effet, le délai de recours contentieux est inopposable au requérant parce qu'une mention fait défaut. La mention de la juridiction compétente pour connaître d'un possible recours n'est pas inscrite dans l'arrêté attaqué. Le juge administratif suprême décide d'annuler l'ordonnance prise par le tribunal administratif de Lille tout en rejetant la demande formée par le requérant. Pour lui, « [ce] recours (…) excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé. »
Dans quelles mesures l'absence de mentions obligatoires dans le cadre d'une décision administrative individuelle peut-elle permettre à un justiciable d'exercer un recours contre cet acte administratif individuel sans limites dans le temps ?
Si le Conseil d'État a recherché à concilier deux principes majeurs du droit (I), il n'en reste pas moins que celui-ci a tendu à créer des conséquences pratiques pour les particuliers, destinataires de ces décisions administratives individuelles (II).
I. La conciliation prétorienne de deux principes majeurs du droit
Dans cette décision, le Conseil d'État est intervenu afin de concilier deux principes importants, la sécurité juridique et le droit au recours pour les justiciables (A). Il a ensuite décidé d'une nouvelle règle de procédure sans toutefois se fonder sur un texte particulier (B).
A. Le choix d'une conciliation entre deux principes majeurs du droit
En l'espèce, tout d'abord, le juge administratif suprême a considéré que du « principe de sécurité juridique » découle la règle selon laquelle une situation « [consolidée] par l'effet du temps » ne puisse pas valablement être remise en cause « sans condition de délai ». Les mots sont posés : sa conception du principe de sécurité juridique réside dans la stabilité. Celui-ci poursuit son raisonnement à cet égard et ajoute que l'individu, objet de la décision en cause, et donc en l'espèce un acte administratif individuel dont la mention des voies de recours et de délais de recours font défaut, ne pourrait utilement « exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable. »
Par ailleurs, le Conseil d'État dans cette décision concilie ce premier principe avec celui du droit au recours. Preuve en est lorsqu'il juge que celui-ci « fait obstacle à ce [qu'une décision administrative individuelle] puisse être contestée indéfiniment » et dès que celle-ci a été notifiée ou bien, en absence d'une telle notification, que son destinataire en « a eu connaissance ». Ce faisant, il opère une fracture avec ses jurisprudences antérieures qui prévoyaient que le manquement à l'obligation d'information des destinataires d'une décision administrative individuelle au regard de ces voies et de ces délais de recours ne saurait permettre « que leur soient opposés les délais de recours » prévus par les textes (cf. CE, 13/03/1998, Assistance publique, Hôpitaux de Paris, n°175199).
B. L'édiction d'une nouvelle règle en absence de texte
Dans le cas d'espèce ici jugé et rapporté, le Conseil d'État a surpris en décidant que « en règle générale et sauf circonstances particulières (…), ce délai ne saurait (...) excéder un an » à compter de la notification de la décision à son destinataire, ou de la date à laquelle celui-ci en a eu connaissance. Il précise cependant immédiatement après avoir édicté cette nouvelle règle que des dérogations sont possibles dès lors que ces règles sont prescrites par des textes prévoyant des délais distincts.
Cependant, force est de constater que le Conseil d'État est ici intervenu à l'effet de créer une règle sans même que celle-ci ne se fonde sur un quelconque texte. Cette édiction pose donc question. En outre, le terme utilisé « circonstances particulières » demeure flou alors même que le juge administratif suprême est ici intervenu pour garantir la sécurité juridique. Bien qu'apparemment imprécis, le choix de ce terme ne semble pas être le fruit du hasard, car en décidant ainsi, le Conseil d'État a cherché à se réserver une marge de manoeuvre qui permettrait, dans de futurs possibles recours, de se soustraire à cette rigueur inhérente au délai qu'il a pourtant décidé. Il a ici dépassé sa fonction juridictionnelle alors même qu'il aurait simplement pu décider du rejet de la demande formulée par le requérant en estimant que vingt-deux années ne pouvaient utilement revêtir la nature d'un délai raisonnable pour agir en justice à l'encontre d'une décision, même si celle-ci ne contenait pas tous les éléments nécessaires pour sa validité.
II. Les conséquences pratiques du choix découlant du choix de cette nouvelle règle
Aucune modulation de l'applicabilité de cette nouvelle règle édictée n'a été prévue par le Conseil d'État (A) ce qui, in fine, doit uniquement bénéficier à l'intérêt général (B).
A. L'absence de modulation de l'applicabilité de la nouvelle règle
En l'espèce, la nouvelle règle édictée par le Conseil d'État s'appliquera de manière rétroactive afin de viser à perfectionner l'État de droit. Toutefois, il convient de noter que le juge administratif peut déroger à cette rétroactivité de principe si elle avait pour finalité de déroger au droit de recours, mais aussi à la sécurité juridique. En pareil cas, la règle serait modulée pour ses effets dans le temps. C'est dans le sens inverse que le Conseil d'État a jugé en l'espèce, ce dernier considérant que sa règle prétorienne ne remet pas en cause « la substance du droit au recours ». Ce droit serait tout de même atteint, faiblement certes, mais atteint tout de même. Cependant, le Conseil d'État intervient pour justifier l'édiction de cette nouvelle règle : en effet, il lie le droit de recours à la stabilité des situations juridiques d'une part, la bonne administration de la justice d'autre part. Autrement dit, le droit de recours doit tendre à ce qu'il soit exercé dans un délai raisonnable et non au-delà d'un tel délai pour que soit garantie cette stabilité.
Enfin, il est intéressant de relever le critère de la bonne administration de la justice, mais surtout de le critiquer. Par l'édiction de nouvelles hypothèses qui limitent l'intervention des juges administratifs, la règle intervient pour limiter la possibilité d'annulation d'actes administratifs illégaux par les tribunaux lorsque les justiciables exercent « des recours excessivement tardifs ».
B. Une volonté de renforcement de la garantie de l'intérêt général
En l'espèce, en décidant de fixer à une année toute demande contentieuse visant à l'annulation de telles décisions administratives individuelles, le Conseil d'État écarte volontairement de nombreux actes juridiques de la possibilité de recours en contentieux par les justiciables, actes juridiques qui sont par ailleurs éventuellement illégaux. Il serait du moins opportun si ce n'est important que ces décisions contiennent l'ensemble des éléments d'information qui permettraient in fine aux justiciables d'exercer leur droit au recours avec promptitude (c'est-à-dire l'ensemble des éléments essentiels pour qu'ils puissent valablement introduire de tels recours, ce qui n'est pas le cas en l'espèce). Cela pourrait résulter sur une responsabilité morcelée des auteurs de ces décisions.
En vérité, il ressort de cette décision que l'intérêt général semble primer sur les intérêts privés en découlant (nécessairement) sur une privation d'un droit de recours en annulation de décisions administratives individuelles possiblement illégales, au détriment des administrés ou plutôt d'une grande part de ces derniers. Une fracture s'est ainsi opérée dans la mesure où les administrés sont contraints d'être attentifs et précautionneux dès lors qu'ils sont destinataires d'une telle décision administrative individuelle dépourvue de toutes mentions des voies de recours et de délais de recours, et s'ils souhaitent, le cas échéant, obtenir la résolution de leur litige devant le juge administratif.
Sources : Conseil d’Etat, MO Avocats, Landot Avocats