En l’espèce, la société Verhaeghe a demandé à un de ses ouvriers électriciens, Monsieur Lemaire, d’effectuer des travaux d'électricité dans la dépendance d’une ferme appartenant au couple Declercq. Quelques jours plus tard, leur fils âgé de treize ans, voulant visser une ampoule sur une douille, décède électrocuté. Les Declercq ont alors introduit une requête devant le tribunal correctionnel de Dunkerque à l’encontre de Monsieur Verhaeghe et de Monsieur Lemaire, pour homicide involontaire. Les requérants demandent leur condamnation pénale et la réparation de leur préjudice sur le plan civil. Le tribunal correctionnel a rendu un jugement le 11 mai 1979 prononçant la relaxe de Monsieur Verhaeghe. L’affaire est portée devant la cour d’appel de Douai. Celle-ci, dans un arrêt du 28 mai 1980, a reconnu Monsieur Lemaire coupable du délit d’homicide involontaire et l’a condamné à une amende avec sursis. Mais la cour d’appel n’a pas fait droit à la demande d’indemnisation totale des époux Declercq puisqu’elle considère que leur fils a commis une faute (en ne coupant pas le courant avant de visser l’ampoule) qui a contribué à son propre dommage. Monsieur Lemaire n’a ainsi été reconnu responsable de l’accident que par moitié. Les deux parties ont alors formé un pourvoi en cassation.

Selon Messieurs Lemaire et Verhaeghe et la société Verhaeghe, cette dernière ne peut être déclarée responsable du dommage causé par Monsieur Lemaire puisque, d’une part, elle n’était pas tenue de vérifier l'absence d'inversion de fils sur la boîte de jonction et que, d'autre part, il n’existe pas de lien de causalité formel entre la faute de l’électricien et le décès de la victime. Selon les époux Declercq, leur fils ne pouvait pas commettre de faute puisqu’il était incapable de discerner les conséquences de son acte.

Deux questions se sont posées pour la cour de cassation : un employeur peut-il être civilement responsable des dommages causés par un de ses salariés et un mineur peut-il être reconnu civilement responsable de ses actes en dépit de son manque de discernement ?

La cour de cassation a rendu un arrêt de rejet des deux pourvois le 9 mai 1984. Elle a d’abord confirmé la responsabilité civile de la société Verhaeghe ; par ailleurs, elle a considéré que Monsieur Lemaire a commis une faute en omettant de faire les vérifications requises sur l’installation, faute qui est en lien direct avec la mort de la victime ; enfin, la cour de cassation a reconnu la responsabilité civile du fils Declercq dans la mesure où il avait bien commis une faute en ne coupant pas le courant et était donc responsable, pour moitié, de la survenance de son dommage. La haute juridiction a ainsi considéré que la cour d'appel n’avait pas à vérifier si le mineur était capable de discerner les conséquences de son acte.
Par son arrêt, la cour de cassation a ainsi permis de trancher la question de la responsabilité civile de l'enfant. Cet arrêt a consacré l’élément objectif pour caractériser la faute civile (I). Mais cette solution dégagée par la cour n’est pas sans inconvénient ce qui la rend critiquable (II).

I.    La consécration de l'élément objectif dans la reconnaissance de la faute de l’enfant


L’arrêt Lemaire s’inscrit dans un tournant jurisprudentiel en matière de responsabilité civile (A) et consacre l’exclusion du critère subjectif de discernement en matière de responsabilité du fait personnel (B).

A.    Le contexte jurisprudentiel de l’arrêt Lemaire


La jurisprudence considérait que le dommage causé par un enfant résultait d’une faute de surveillance ou d’éducation des parents, engageant leur responsabilité. Mais il s’agissait d’une présomption simple de la faute, les parents pouvaient donc s’exonérer de la faute (arrêt du 13 juin 1968).

Sur la responsabilité parentale : peu importe qu’il y ait faute ou non de l’enfant à l’origine du dommage, le simple élément causal permettait d’engager la responsabilité des parents (solution de l’arrêt Fullenwarth, reprise notamment par l’arrêt Levert en 2001).

B.    Le critère de discernement écarté en matière de responsabilité du fait personnel


La faute délictuelle était composée de l’élément objectif (violation d’une norme de comportement) et de l’élément subjectif (la conscience de la portée de ses actes). Ce dernier exclut la responsabilité civile des êtres privés de discernement (enfants ou aliénés).

La faute objective  exclut l’élément moral et se caractérise par un comportement matériel contraire à la règle de droit(anciens articles 1382 et 1383 du code civil et nouveaux articles 1240 et 1241 du code civil).

La condition d’imputabilité morale de la faute (élément subjectif) est désormais écarté (cf. également arrêt Derguini et Samir, du 9 mai 1984). Solution reprise dans la jurisprudence postérieure à l’arrêt Lemaire : civ. 12 décembre 1984, civ. 2, 28 février 1996.

II.    Une solution critiquable


Cette solution est critiquable à deux égards : d’une part, elle est opportune car elle fait prévaloir l'indemnisation (A) ; d’autre part, elle est sévère à l’égard des victimes fautives mineures (B).

A.    La prépondérance de l’indemnisation


La logique d’indemnisation des victimes conduit à une dénaturation de la faute selon certains auteurs.

Quid de l'insolvabilité de l’enfant : la victime agira de préférence à l’encontre des parents (article 1242 alinéa 4 du code civil).

Les parents ne peuvent plus s’exonérer de leur responsabilité (arrêt Bertrand du 19 février 1997).

B.    Une solution sévère à l'égard des victimes fautives mineures


Sévérité des juges dans la reconnaissance de la faute : la faute est une notion objective et s’apprécie en se référant à un comportement normal (application abstraite dépourvue  de tout élément subjectif).

La comparaison se fait donc par rapport au comportement d’une personne raisonnable et non par rapport à un autre enfant : certains auteurs pensent que le modèle de référence devrait être adapté (civ. 1ère, 6 mars 1996).



Sources :
Capitant H., Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t.2, 12e éd., Dalloz, 2008.
Articles 1240 et 1241 du code civil (Légifrance).
Cass. 2e civ. 13 juin 1968 (Légifrance)
Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 80-93.031 (Légifrance) (Lemaire)
Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n°80-93.481 (Légifrance) (Derguini)
Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n°82-92.934 (Légifrance) (Samir)
Cass. Ass. Plén. 9 mai 1984, n° 79-16.612 (Légifrance) (Fullenwarth)
Cass. Civ. 2, 12 décembre 1984, n°82-12.627 (Légifrance)
Cass. Civ. 2, 28 février 1996, n°94-13.084 (Légifrance)
Cass. Civ. 2, 19 février 1997, n° 94-21.111 (Légifrance) (Bertrand)
Cass., Civ. 1, 6 mars 1996, 93-17.910 (Légifrance)
Cass. Civ. 2ème 10 mai 2001, n° 99-11.287 (Légifrance) (Levert)