Retour sur cet arrêt fondateur qui façonne encore aujourd’hui l’équilibre juridique au sein de l’Union européenne.

 

Le contexte de l’affaire Costa contre ENEL

En Italie, la nationalisation du secteur de l'électricité a été instaurée par une loi du 6 décembre 1962, entraînant la création de l'ENEL (Ente Nazionale per l'Energia Elettrica), un organisme public chargé de regrouper plusieurs entreprises privées du domaine énergétique. 

Flaminio Costa, actionnaire d'une société affectée par cette nationalisation, a manifesté son opposition en refusant de régler une facture émise par l'ENEL, arguant du fait que cette loi portait atteinte aux principes du droit communautaire énoncés dans le Traité de Rome de 1957.

Saisi du litige, le tribunal italien a sollicité la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) afin de vérifier la conformité de la loi italienne de nationalisation avec le droit communautaire, une démarche qui illustre l’articulation fondamentale entre les systèmes juridiques nationaux et l’ordre juridique européen.

 

Les principes énoncés dans l’arrêt

La primauté du droit communautaire sur les législations nationales constitue un principe fondamental de l’ordre juridique de l’Union européenne, principe qui n’a été affirmé de manière décisive par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), aujourd'hui Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), que pour la première fois dans l’arrêt Costa contre ENEL. 

Dans cet arrêt, la Cour a posé les fondements de la supériorité du droit communautaire en précisant que les États membres, en adhérant à l’Union européenne, ont accepté de limiter leur souveraineté dans certains domaines. Cette limitation est nécessaire pour garantir l’efficacité et l’unité du droit communautaire.

La CJCE a souligné que si les États membres pouvaient opposer leurs normes internes aux obligations découlant des traités européens, l’ordre juridique communautaire serait privé de toute effectivité. Cette prééminence signifie que les normes européennes, qu'elles soient issues des traités ou du droit dérivé (règlements, directives), priment sur toute norme nationale contraire, quelle que soit sa nature ou sa valeur hiérarchique.

En d’autres termes, un État membre ne peut invoquer des dispositions constitutionnelles ou législatives internes pour écarter l’application du droit de l’Union.

En parallèle, la CJCE a consacré le principe d’autonomie de l’ordre juridique communautaire, principe qui repose sur l’idée que le droit de l’Union constitue un ordre juridique distinct des ordres juridiques nationaux et du droit international classique. Cette autonomie implique que le droit de l’Union s’impose directement aux États membres et à leurs juridictions, y compris aux cours suprêmes. 

En outre, la CJCE a précisé que les juridictions nationales sont tenues d’assurer l’application effective du droit communautaire et de garantir sa primauté, ce qui inclut l’obligation pour les juges nationaux de laisser inappliquée toute disposition nationale contraire au droit de l’Union.


Les conséquences de l’arrêt sur les ordres juridiques nationaux

En pratique, l’arrêt Costa contre ENEL a instauré un cadre où le droit communautaire prime sur les dispositions nationales incompatibles, mais cette primauté peut entraîner des tensions entre les juridictions nationales et la CJCE, notamment lorsque des lois nationales reflètent des sensibilités politiques ou sociales fortes.

L’arrêt a également renforcé la pratique des renvois préjudiciels, permettant aux juridictions nationales de solliciter la CJCE pour interpréter le droit communautaire. Cette mécanique est devenue un outil clé pour assurer l’application uniforme du droit européen.

 

Un précédent jurisprudentiel décisif 

Depuis, ce cadre juridique a été renforcé par l’arrêt Simmenthal II du 9 mars 1978, dans lequel la CJCE a affirmé que toute juridiction nationale, même de rang inférieur, doit écarter d’office toute disposition nationale incompatible avec le droit de l’Union, sans attendre son abrogation par voie législative ou par une décision de la juridiction constitutionnelle nationale.

Ces décisions montrent que la primauté n’est pas une règle isolée, mais constitue un fondement essentiel du droit de l’Union.

Certains États membres ont toutefois adopté une approche prudente, en cherchant à concilier leur souveraineté avec les exigences communautaires, à l’instar de la France qui a intégré le principe de primauté dans son ordre juridique à travers des décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État.

 

Quelles critiques de l'arrêt Costa contre ENEL ? 

Certains critiques estiment que la primauté du droit constitue une atteinte à la souveraineté nationale, puisque certains considèrent que la soumission des États aux normes européennes limite leur capacité à définir et appliquer des politiques conformes à leurs choix démocratiques.

Cette critique est renforcée par le sentiment d’un déficit démocratique des institutions européennes, en ce que le processus législatif de l’UE implique des organes comme la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne, dont les membres ne sont pas directement élus par les citoyens. Bien que le Parlement européen, élu au suffrage universel direct, participe à l’élaboration des lois, sa cohabitation avec des institutions non élues alimente les interrogations sur la représentativité et la légitimité démocratique des décisions européennes.

Les tensions récurrentes entre certaines juridictions nationales et la CJUE témoignent de cette problématique, tensions qui soulignent l’importance persistante du débat sur la primauté du droit communautaire, appelant à un équilibre entre l’intégration européenne et le respect des souverainetés nationales. 

 

 

Références

§  Arrêt Costa contre ENEL, CJCE, 15 juillet 1964, aff. 6/64 ; 

§  « Les grands arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne », Hélène Gaudin, Joël Andriantsimbazovina, Marc Blanquet, Francette Fines – Dalloz 2023