Quels sont les faits de l’espèce ?
Dans notre cas d’espèce ici jugé et rapporté par la Chambre civile de la Cour de cassation, il s’agissait de la construction d’un canal d’irrigation par un ingénieur, le sieur Adam de Craponne. Des contrats furent conclus, en 1560 et 1567, avec les habitants d’une commune afin qu’ils bénéficient de l’eau de ce canal pour l’irrigation de leurs champs. Ceux-ci prévoyaient que ces habitants devaient reverser, en contrepartie, une redevance au sieur de Craponne.
Toutefois la somme des redevances n’a plus couvert les frais inhérents à l’entretien du canal plusieurs siècles plus tard. A l’épreuve du temps, le contrat est devenu déséquilibré. En ce sens, les descendants du sieur de Craponne décidèrent de demander devant le juge une valorisation de ladite redevance. Leur demande fut acceptée par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence par une décision du 31 décembre 1873. Pour ce faire, les juges avaient retenu l’évolution économique. L’une des communes, bénéficiaire du droit d’arrosage, mécontente, décida de se pourvoir en cassation.
Qu’a décidé la Chambre civile de la Cour de cassation ?
Dans sa décision rendue le 6 mars 1876, la Chambre civile décida de casser l’arrêt rendu par la Cour d’appel susmentionnée en fondant sa décision sur les dispositions de l’ancien article 1134 du Code civil, aujourd’hui reporté à l’article 1103 dudit code. Cet article prévoit que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. » Sur le fondement de cet article, la Cour de cassation retient que les juges n’ont pas à modifier le contrat voulu par les parties, « [en prenant] en considération le temps et les circonstances » et ce, « [en substituant] des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées » par les parties contractantes, lors de la conclusion du contrat. Le juge n’est donc pas autorisé à modifier le contenu du contrat par des considérations de temps ou bien des considérations d’équité « quelque équitable que puisse apparaitre leur décision ». Ce faisant, les juges de la Cour de cassation ont adopté une conception stricte de la force obligatoire du contrat selon le principe d’intangibilité du contrat pour le juge.
Comment comprendre cette décision ? Ce rejet de la révision du contrat qui a connu un déséquilibre s’explique de différentes manières. L’on peut noter qu’il s’agit d’une règle évitant que les contractants de mauvaise foi n’échappent à leur obligation d’exécuter leurs engagements contractuels. Aussi, il s’agit d’éviter un déséquilibre se généraliserait à d’autres contrats dans la mesure où le fait de réviser un contrat pourrait résulter, pour le créancier, sur une incapacité d’exécuter ses obligations contractuelles au titre d’autres contrats auxquels il est aussi lié.
Il est utile de noter qu’en droit administratif, et afin de garantir le principe de la continuité du service public, cette théorie de l’imprévision est pleinement appliquée (cf. Conseil d’Etat, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux). Une indemnité peut alors être demandée par l’un des cocontractants aux autorités administratives, du fait de la survenue d’un évènement imprévisible et extérieur à la volonté des cocontractants.
Quel est le sens et quelle est la portée de cette décision ?
Au cours du temps, et suite à cette décision, des dispositions législatives sont intervenues à l’effet de prévoir, pour des cas déterminés, la révision du contrat pour imprévision. De surcroit, le juge lui-même est intervenu afin d’atténuer quelque peu les règles prétoriennes issues de cette décision de 1876. Il faudra néanmoins bien garder en tête que le juge ne révise pas lui-même le contrat, mais il décide de la sanction du cocontractant qui a refusé de le réviser en effet et ce, sur le fondement du principe de la bonne foi contractuelle. (cf. par exemple, Cass. com., 03/11/1992, Huard, n° 90-18.547 ou Cass. com., 24/11/1998, Danone, n° 96-18.357).
Par ailleurs, il faut noter que la réforme du droit des contrats qui est intervenue en 2016 a prévu par la loi la consécration de la révision pour imprévision. Cette consécration trouve son fondement dans les dispositions contenues au sein de l’article 1195, al. 1er, du Code civil. Il est donc important de noter que si la révision du contrat est possible, il convient de rencontrer néanmoins 3 conditions : le changement de circonstances doit être imprévisible le jour de la conclusion du contrat ; ce changement doit nécessairement rendre l’exécution dudit contrat « excessivement onéreuse pour une partie » ; enfin, cette dernière ne doit pas en avoir « accepté d’en assumer le risque ». Si elles sont réunies, alors le contractant impacté par ce changement de circonstances est autorisé à demander à l’autre partie de renégocier le contrat. Si les parties bénéficiaient bien, préalablement à l’entrée en vigueur de cette réforme du droit des contrat, de la possibilité modifier le contenu du contrat par un commun accord, ce sont les dispositions de l’alinéa 2 qui constituent une nouveauté : ainsi, « (…) à défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat (…) ».
Le juge est donc autorisé à modifier le contrat concerné. Plus exactement au sens de cet alinéa, si les cocontractants ne sont pas parvenus à un accord concernant la résolution du contrat ou bien concernant la saisine du juge au regard de son adaptation, ce dernier peut modifier le contenu du contrat en ayant été saisi par l’une des parties. Les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la réforme demeurent soumis à la jurisprudence Canal de Craponne, les autres bénéficient finalement du renversement de ces règles prétoriennes instaurées par la réforme.
Références
https://lms.fun-mooc.fr/c4x/Paris1/16003/asset/Arret_Cour_cassation_Canal_Craponne_1876.pdf
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007029915/
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007040987/
https://www.conseil-etat.fr/decisions-de-justice/jurisprudence/les-grandes-decisions-depuis-1873/conseil-d-etat-30-mars-1916-compagnie-generale-d-eclairage-de-bordeaux