La notion de blasphème : de quoi parle-t-on ?
Il est utile de commencer le développement de ce propos en nous intéressant à la notion de blasphème. Plus précisément, il convient, pour en tirer toute l’essence de sa signification, rappeler le constat suivant : le blasphème est un mot qui dispose de deux sens, à savoir : tout d’abord un sens religieux, ensuite un sens plus général, qui consiste dans le fait de mal parler. Aujourd’hui toutefois le sens religieux de ce terme semble avoir pris l’avantage sur son sens plus général du « mal dire quelque chose ». Le blasphème a longtemps revêtu la nature d’une offense faite envers un dieu et certains pouvoirs politiques, afin d’asseoir leur pouvoir, ont pu décider que le blasphème serait un délit punissable. Ce sens religieux, cette offense faite à un dieu s’est par la suite orientée vers une offense faite à l’encontre des croyants ou encore à ce qui est considéré comme sacré.
L’histoire des Etats européens, par exemple, a montré que ce délit a progressivement disparu de leur ordonnancement juridique, ou s’il n’a pas été explicitement supprimé de l’arsenal juridique est tombé dans une certaine désuétude, pour ne plus être appliqué finalement.
Se pose maintenant la question de savoir si le blasphème est sanctionnable en droit français ?
Le blasphème et l’absence totale de sanction à son égard en droit français
Depuis l’introduction en droit français de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le délit de blasphème a été supprimé de son ordonnancement juridique. Il est intéressant de noter, d’un point de vue chronologique, que ce délit fut supprimé bien avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
Par ailleurs la loi de 1881, sous le prisme de la liberté d’expression, permettait alors de pouvoir critiquer (qu’il s’agisse d’une caricature ou d’une satire) la religion, ses dogmes voire encore ses représentants sans qu’il ne soit possible d’un point de vue juridique (pénal principalement) d’être poursuivi. Il existait toutefois une exception jusqu’à la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté concernant l’Alsace-Moselle. En effet, le code pénal local prévoyait en son article 166 qu’était réprimée le blasphème public envers Dieu. Plus guère appliqué depuis près d’un siècle, ces dispositions furent abrogées en 2017.
Il nous faut aussi relever que les délits de presse, tels qu’ils sont prévus par la loi de 1881 susmentionnée, ont pour objectif de protéger des individus ou des groupes d’individus, aucunement une idée ou encore un dogme. Ceci fut par ailleurs apprécié de façon stricte et rigoureuse par les juridictions, qui refusèrent de donner droit à des actions portées contre des propos et/ou des dessins qui, pour leurs détracteurs, revêtaient la nature d’une atteinte aux croyants d’une religion. Prenons pour exemple, les caricatures du prophète Mahomet en 2006, par Charlie Hebdo : à ce sujet, il fut décidé de ne pas les condamner car seuls les fondamentalistes étaient visés par ces caricatures, nullement les croyants (cf. en ce sens, CA de Paris, 12/03/2008). Le blasphème n’est pas poursuivi en France selon le droit français.
A cela, toutefois, notons qu’il est possible pour un croyant d’obtenir la réparation d’un préjudice s’il estime avoir été victime d’une injure ou encore d’une diffamation et ce, même en droit français. Si ses griefs n’étaient pas entendus par le juge français, il pourrait toujours après avoir épuisé les voies de recours internes, s’en référer à la Cour européenne des droits de l’homme pour faire entendre sa cause.
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Quid des règles européennes en la matière ?
Les choses se compliquent quelque peu concernant le droit européen des droits de l’homme. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme se veut garante d’une conception libérale de la notion de liberté d’expression (sauf à l’égard des propos diffamatoires et des discours de haine). Toutefois depuis les années 1990, celle-ci a apporté quelques limitations concernant le blasphème ; notons également que cette notion ne fait pas consensus parmi les Etats membres.
Relevons, entre autres, la décision Otto-Preminger Institut c/ Autriche (CEDH, 20/09/1994, n°13470/87) : les résultats de la conciliation entre d’une part la liberté d’expression, et d’autre par la liberté religieuse se reportent principalement au bénéfice de cette dernière. Même s’il avait été explicitement mentionné par la Cour européenne des droits de l’homme que les individus croyants devaient « tolérer » le rejet de leurs croyances religieuses par autrui, il n’en reste pas moins que dans la première décision, elle décida de confisquer un film car il avait heurté la sensibilité catholique tyrolienne.
Dans une décision plus récente, maintenant, les juges de la Cour européenne des droits de l’homme en décidèrent tout autrement. En effet, il était question de propos tenus par Dorota Aqualiteja Rabczewska (connue sous son nom de scène Doda), rockeuse polonaise, et qui avait évoqué le fait que les auteurs de la Bible avaient vraisemblablement « beaucoup fumé » et « beaucoup bu » lors de cette rédaction.
Cette dernière ne fut pas condamnée pour avoir tenu ces propos, même si la liberté d’expression ayant eu nettement tendance à être moins protégée face à la liberté religieuse : par conséquent, la cause n’était pas gagnée d’avance. Dans cette décision rendue le 15 septembre 2022 (cf. CEDH, 15/09/2022, n° 8257/13) les juges de la Cour protégèrent donc davantage la liberté d’expression ainsi que le droit de caricaturer.
Références
https://www.senat.fr/lc/lc262/lc2622.html#:~:text=En%20droit%20fran%C3%A7ais%2C%20il%20n,dogmes%2C%20croyances%20ou%20symboles%20religieux.
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/droits-de-l-homme/liberte-de-religion-ou-de-conviction/
https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/enseignant-decapite-dans-les-yvelines/proces-de-l-assassinat-de-samuel-paty-tous-les-accuses-reconnus-coupables_6969200.html
https://www.lepoint.fr/societe/proces-de-l-assassinat-de-samuel-paty-quatre-des-huit-condamnes-font-appel-25-12-2024-2578665_23.php#11