Les faits de l’espèce
Tout d’abord, il est vrai qu’il peut exister dans la pratique certaines tentations arbitraires de la part des employeurs, plus précisément dans l’exercice de leur pouvoir de direction. Toutefois la jurisprudence s’attelle à en limiter les effets, au profit des salariés, en fondant leurs décisions aussi bien sur les dispositions de l’article L. 1121-1 du Code du travail que sur des dispositions du Code civil.Ensuite, plus précisément dans notre cas d’espèce, il s’agissait d’un individu embauché par une société en tant que consultant junior puis en tant que directeur. Il fut licencié pour insuffisance professionnelle ; son employeur reprochait en outre au salarié de ne pas avoir adhéré à la valeur de l’entreprise et à la politique de celle-ci. Cette valeur et cette politique intéressaient la participation obligatoire des salariés à divers évènements récurrents qui donnaient lieu à certaines dérives (alcoolisme, et autres excès). Dans le cas d’espèce, s’il est vrai que le salarié en cause n’ignorait pas que valeur et politique d’entreprise se dégagent directement des pouvoirs du chef d’entreprise, celui-ci argue qu’elles ne sauraient valablement servir de fondement au licenciement dont il a fait l’objet. Il souhaite alors obtenir la nullité de ce licenciement, et il demande à être réintégré au sein de l’entreprise, et à obtenir le bénéfice de diverses indemnités.
Dans le cas de l’espèce ici jugé et rapporté par la Cour de cassation les juges ont décidé, sur la base des dispositions de l’article L. 1121-1 du Code du travail et de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, que le salarié dispose de la liberté d’expression au sein et en dehors de l’entreprise, ce droit étant reconnu d’un point de vue constitutionnel, et que le fait pour lui de l’exercer ne saurait, sauf abus de sa part, servir de fondement à son licenciement. Le motif utilisé étant par ailleurs illicite, il doit nécessairement résulter sur la nullité du licenciement ainsi prononcé.
Liberté d’expression du salarié et pouvoirs du chef d’entreprise
La Cour de cassation retient la liberté d’expression du salarié au sein et hors de l’entreprise. Les juges d’appel avaient retenu que les faits reprochés au salarié ne pouvaient constituer une violation de sa liberté d’expression et d’opinion. Pour ceux-ci, le salarié fut licencié parce qu’il refusait de se soumettre aux pouvoirs détenus par le chef d’entreprise et à accepter les valeurs et la politique de l’entreprise.Néanmoins, la Cour de cassation refusera de confirmer cet arrêt d’appel. Pour elle, le fait que le salarié refuse de participer et d’observer les valeurs et la politique de l’entreprise participent de sa liberté d’expression. Il s’agit ici, par cette décision, de l’instauration de limites inédites à l’encontre des pouvoirs détenus par le chef d’entreprise.
En outre, il ressort de cette décision qu’aucun abus dans l’exercice de cette liberté d’expression ne peut être retenu puisque ce qui lui est reproché découle directement de son comportement à l’égard des valeurs et de la politique de l’entreprise, et non un ou plusieurs propos qu’il aurait tenus. Aussi, les juges de la Chambre sociale ne se sont pas intéressés aux fonctions du demandeur au pourvoi, qui était entre temps devenu directeur, alors même que dans des cas d’espèce similaires, ils y avaient procédé (par exemple, Cass. Soc., 13/02/2019, n° de pourvoi : 17-15.928).
Une discordance entre la Cour d’appel et la Cour de cassation
L’arrêt d’appel met en lumière l’importance du pouvoir de direction détenu par le chef d’entreprise. Cependant, c’est sans compter sur la décision de la Cour de cassation qui précise que celui-ci n’est pas illimité. Pour la Chambre sociale, la Cour d’appel aurait dû tirer toutes les conséquences utiles d’une absence d’abus dans l’exercice de la liberté d’expression par le salarié. Retenir une telle absence devait nécessairement les amener à juger que le licenciement en cause était nul.Les juges du fond ont semblé faire fi des conséquences de la politique et des valeurs de l’entreprise (nombreux excès) au profit du strict refus du salarié d’y adhérer et donc de se soumettre aux directives de son employeur. Sous ce rapport, les juges de la Cour de cassation relèvent que ce refus n’est en rien abusif et le salarié a utilement pu exercer sa liberté d’expression et d’opinion face à cette politique et ces valeurs de l’entreprise ; les juges du fond, qui ont retenu les excès qui découlent de cette politique et de ces valeurs, et qui ont alors mis en lumière une atteinte à un tel droit fondamental, auraient dû conclure autrement, le licenciement étant basé sur un motif illicite (cf. par exemple, Cass. Soc., 01/07/2015, n° de pourvoi : 14-13.871). L’article L. 1121-1 susmentionné prévoit par ailleurs que la liberté d’expression du salarié ne peut être limité que par la loi et non par un autre pouvoir, sous-entendu celui du chef d’entreprise.
Pour clore, le salarié dispose de la liberté d’expression dans le cadre de sa relation contractuelle qui le lie à l’employeur, aussi bien au sein qu’en dehors de l’entreprise. Cette liberté est totale même si l’abus en constitue l’exception. L’abus peut, au sein de l’entreprise, revêtir la forme d’un refus par un salarié d’adhérer à la politique et aux valeurs de l’entreprise. La Cour de cassation a donc élaboré une nouvelle catégorie d’abus sans toutefois la retenir dans le cas d’espèce.
Références
Cass. Soc., 09/11/2022, n° de pourvoi : 21-15.208https://www.roberthalf.fr/blog/liberte-dexpression-entreprise
https://unitrh.com/liberte-dexpression-en-entreprise-quelles-sont-les-limites/
https://www.capstan.fr/articles/1574-liberte-dexpression-le-licenciement-prononce-pour-son-exercice-non-abusif-par-le-salarie-est-nul