La légalité du fichage des manifestants
Que s’est-il passé ? A l’occasion des manifestations organisées contre la réforme des retraites, un fichier qui a pris la forme d’un tableur Excel a été créé. Celui-ci contenait une liste nominative d’individus gardés à vue, après leur arrestation en marge de ces manifestations. Rapidement, le Ministère de la Justice a admis l’existence d’un tel fichier mais l’a qualifié d’outil de gestion, et rien d’autre. Plus spécifiquement, ce fichier contenait des éléments personnels des personnes gardées à vue ainsi que les suites pénales dont ils avaient fait l’objet. Le Ministère a par ailleurs tenté de se dédouaner en expliquant, sous ce rapport, que l’existence d’un tel fichier est admise par un décret qui encadre la base Cassiopée (cf. décret n°2012-680 du 7 mai 2012 relatif au bureau d'ordre national automatisé des procédures judiciaires dénommé « Cassiopée ») qui permet d’inscrire au sein d’un logiciel sécurisé des données à caractère personnel, soit de prévenus, soit de victimes ou encore de témoins de procédures pénales et ce, depuis dix ans.Alors, le fichage des manifestants qui avaient participé aux manifestations contre la réforme des retraites était-il légal ? C’est à cette question que le Tribunal administratif de Lille a dû répondre.
La décision rendue par la Tribunal administratif de Lille
Dans sa décision rendue le vendredi 19 mai 2023, le Tribunal administratif de Lille a décidé de condamner l’Etat pour l’utilisation d’un fichier de manifestants qui avaient participé à des manifestations organisées contre la réforme des retraites. Cette décision comprend l’ordre de supprimer ce fichier qui comprend des éléments personnels de ces manifestants.Plus exactement, le juge administratif a décidé d’enjoindre à la procureure de Lille ainsi qu’au Ministre de la Justice la destruction pure et simple, sans délai, dudit fichier qui a permis de procéder au recensement d’individus gardés à vue lors de ces manifestations dont il a été beaucoup fait écho dans la presse dernièrement.
Cette décision est par ailleurs soulignée par l’avocate de la Ligue des droits de l’homme, Marion Ogier, demanderesse au côté de l’Adelico, l’Association de défense des libertés constitutionnelles, le Syndicat des avocats de France ainsi que l’un des individus gardés à vue et dont les données personnelles étaient inscrites dans le fichier décrié. Elle a en effet qualifié cette victoire d’« inédite ». Dans ce fichier étaient inscrites des informations tenant notamment aux noms, et prénoms, des gardés à vue ainsi que leur date de naissance et les éventuelles poursuites pénales dont ils ont pu ou non faire l’objet suite à leur placement en garde à vue. Au total, ce sont près de 30 identités qui y ont été inscrites.
Au surplus l’avocat de l’Adelico et du Syndicat des avocats de France, Jean-Baptise Soufron, avait argué, pour critiquer l’existence de ce fichier, qu’il s’agissait non seulement d’un nouveau casier judiciaire mais surtout que celui-ci était totalement dépourvu de base légale, et donc, qu’il ne reposait sur aucun texte, aucune norme. Pour ce dernier, encore, la mise en œuvre de ce fichier constitue ni plus ni moins qu’une offense apportée contre « le droit de manifester ». Ses arguments et ceux développés à l’occasion de l’audience en référé-liberté qui s’est tenue le lundi 15 mai 2023 ont été entendus par le Tribunal administratif de Lille.
Pour leur part, les avocats représentants les parquets de Lille et de Douai, qui avaient été mis en cause dans cette affaire qui s’est rapidement propagée sur le terrain politico-médiatique, ont argué que la création et l’utilisation d’un tel fichier ne revêtent pas de caractère inédit et que des fichiers de la sorte existent bel et bien. Pour l’heure, il n’existe aucune information relative à la possible création et utilisation de ce type de fichier par d’autres parquets français mais ce soupçon s’est maintenant installé chez les défenseurs des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Ces mêmes défenseurs avaient également argué du fait que ce fichier constitue ni plus ni moins qu’un outil de gestion qui fut implémenté en vue de compléter le fichier Cassiopée. Cet outil, pour eux, permet en fait de pallier une « surcharge d’activité » qui découle d’un évènement du type manifestation, et doit simplement permettre « d’anticiper son impact (…) sur le parquet », et d’ajouter qu’il permet finalement de pouvoir « créer une audience supplémentaire », en cas d’arrestations massives.
Ces différents arguments n’ont pas été entendus par le juge des référés du Tribunal administratif de Lille. Pourquoi donc a-t-il décidé ainsi ? En vérité, pour ce dernier, le fait de procéder à une telle énumération et ce, « en dehors de tout cadre réglementaire », résulte sur une atteinte « grave et manifestement illégale » portée à l’encontre du « droit au respect de la vie privée ». Et celui-ci de préciser que « le droit à la protection des données personnelles » y est explicitement rattaché.
Une décision courageuse
Marion Ogier qui s’est empressée de souligner le caractère inédit de cette décision, souligne également le caractère exceptionnel du contenu de cette décision qui s’attaque non seulement au parquet mais également au Ministère de la Justice. Pour elle encore, il s’agit ici de la réaffirmation de l’existence et de la défense de l’Etat de droit par les juridictions compétentes contre les autorités et contre les décisions qu’elles peuvent prendre dans la pratique.Un appel des autorités est toujours possible et, si telle est leur volonté, elles devront y procéder dans un délai de 15 jours, près le Conseil d’Etat. Si Marion Ogier s’est félicité d’une telle décision, elle enjoint dorénavant toutes les personnes ayant fait l’objet d’une garde à vue à Lille à l’occasion des manifestations organisées contre la réforme des retraites de saisir la justice administrative afin d’obtenir réparation pour les préjudices qu’elles ont subis.
Références
https://www.liberation.fr/societe/police-justice/manifestants-fiches-a-lille-cest-un-casier-judiciaire-bis-20230515_2HMNICQ2XJGD7AKMVJJU2CSPXI/
https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/05/19/retraites-l-etat-condamne-par-la-justice-administrative-pour-le-fichage-de-manifestants-gardes-a-vue_6174016_3224.html
https://www.lejdd.fr/societe/retraites-le-ministere-de-la-justice-reconnait-lexistence-dun-fichage-de-manifestants-lille-135807
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000025822751