Même si historiquement le Conseil d'État, à l'occasion des contrôles de légalité de ces mesures de police administrative, faisait prévaloir le maintien de l'ordre public, celui-ci a néanmoins pris en compte la place de plus en plus importante des libertés fondamentales dans ce cadre du contrôle juridictionnel. Il s'est notamment montré innovant à ce sujet dans le cadre d'une célèbre jurisprudence du 19 mai 1933, la décision Benjamin (n 17413 et 17520). Dans cet arrêt, les juges du Palais-Royal ont retenu, concernant deux arrêtés pris en vue d'interdire la tenue d'une conférence, que bien qu'un risque de trouble à l'ordre public était rencontré, il n'en demeurait pas moins que ces mesures de police administrative n'étaient pas nécessaires pour le protéger. Cette décision est importante dans la mesure où elle consacre l'étendue du contrôle juridictionnel lié aux mesures de police administrative.

Les juges de la Haute juridiction administrative ont en effet retenu qu'une nécessaire proportionnalité devait exister entre la mesure litigieuse d'une part, l'ensemble des faits qui ont motivé les autorités de police administrative à l'édicter d'autre part. Cette jurisprudence, bien que rappelée à maintes reprises à l'occasion de tels contrôles par les juridictions compétentes, a tout de même connu un certain amoindrissement au regard de sa portée dans certaines circonstances particulières.

Dernièrement et du fait de la crise sanitaire traversée par la France, liée à l'épidémie de COVID-19, nombre d'arrêtés et de mesures de police administrative ont été pris à l'effet de rendre obligatoire le port du masque dans certains lieux déterminés, par les autorités administratives compétentes. Toutefois, en tant que mesures de police administrative qui, pour rappel et par principe, sont attentatoires aux libertés fondamentales, nombre d'entre elles ont fait l'objet de recours devant les juridictions administratives, seules compétentes pour connaître du contrôle de légalité de ces mesures.

Nous nous intéresserons à un type de mesure de police administrative, qui a fait l'objet, outre de décisions de justice, d'une couverture médiatique importante, à savoir : l'obligation du port du masque sur le territoire d'une commune. En effet, récemment, début septembre 2020, le Conseil d'État a décidé que rendre le port du masque obligatoire sur le territoire d'une commune, pour le cas où existent différentes zones à risque de contamination, est légal.

Toutefois, les juges du Palais-Royal ont tout de suite apporté des conditions pour qu'une telle mesure soit valable juridiquement (cf. ordonnances du 6 septembre 2020, n 443750 et n 443751).

Plus précisément, ces arrêtés de police comprenaient une obligation large, et surtout générale et absolue alors même qu'il existe, en droit administratif, une interdiction pour l'ensemble des autorités de police concernées, d'édicter des mesures portant une interdiction générale et absolue, mesures qui viseraient expressément à supprimer l'exercice d'une liberté publique de manière définitive.

Avant que le Conseil d'Etat ne se penche sur ces décisions litigieuses, certains juges des référés avaient déjà demandé aux autorités de ces mêmes décisions de procéder à une précision et une justification quant au contenu de l'obligation du port du masque. En effet, même si ces juges n'avaient pas contesté le principe de cette obligation du port du masque obligatoire, cette précision et cette justification exigées visaient toutes deux à prévenir une atteinte qualifiée de grave et de manifestement illégale à la liberté fondamentale d'aller et venir. De fait, par exemple, les juges des référés des tribunaux administratifs de Lyon et de Strasbourg, ont réfuté l'imposition du port du masque obligatoire en tout lieu et à toute heure dans ces mêmes villes (cf. respectivement ordonnances n 2006185 du 4 septembre 2020 et n 2005349 du 2 septembre 2020).


Il apparaît par conséquent intéressant de se demander dans quelles mesures le port du masque obligatoire peut être attentatoire à la liberté des individus. Surtout, quelles sont les conditions inhérentes à cette mesure de police administrative pour que celle-ci soit légalement fondée ?

Si cette obligation du port du masque obligatoire peut porter atteinte à une liberté fondamentale (I), il n'en demeure pas, toutefois, que celle-ci est par principe arbitraire ; elle doit être précise et justifiée (II).


I. L'obligation du port du masque : une possible atteinte à une liberté fondamentale
II. L'obligation du port du masque : une mesure par principe non arbitraire, mais sous certaines conditions


I. L'obligation du port du masque : une possible atteinte à une liberté fondamentale

Les deux ordonnances précitées en introduction, des tribunaux administratifs de Lyon et de Strasbourg (parmi plusieurs autres sur le même objet et rendues par d'autres tribunaux administratifs), ont été rendues par les juges du référé conformément aux dispositions contenues au sein de l'article L.521-2 du Code de justice administrative. Au titre de ces dispositions légales, il est prévu que l'auteur d'un tel recours doit démontrer que la sauvegarde d'une liberté fondamentale est impliquée. Ce dernier, parce qu'il essaie d'obtenir de la part du juge des référés la suspension de toute exécution des mesures de police administrative concernées, doit alors démontrer qu'une liberté fondamentale et son exercice sont menacés par la mesure litigieuse.

L'obligation du port du masque, en sa qualité de mesure de police administrative, peut être attentatoire à une liberté fondamentale. Or les juges des référés n'ont pas tous caractérisé la même liberté fondamentale sur le fondement de cet article L.521-2 du Code de justice administrative. Ainsi concernant un arrêté adopté par un maire, dans son ordonnance du 25 mai 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg avait identifié une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Toutefois, au regard des arrêtés pris par les préfets, il en est autrement puisque la liberté d'aller et venir constitue la principale liberté fondamentale relevée (cf. par exemple, tribunal administratif de Pau, 2 septembre 2020, ordonnance n 2001633). Cette liberté fut également citée par les ordonnances susmentionnées du juge des référés du tribunal administratif de Lyon et de Strasbourg. Ainsi, les arrêtés pris visant à rendre le port du masque obligatoire "portent atteinte (...) à la liberté d'aller et venir et au droit de chacun au respect de sa liberté personnelle une atteinte grave et manifestement illégale".

Il fut donc reconnu par ces différentes ordonnances qu'il est possible, dans une certaine mesure et dans des circonstances particulières, que cette obligation porte une atteinte non seulement grave, mais aussi manifestement illégale eu égard à l'exercice d'une liberté fondamentale. La première condition contenue au sein des dispositions de l'article L.521-2 du Code de justice administrative est donc remplie. Toutefois, au cas par cas, il se pourra qu'un tel arrêté (préfectoral) soit ou non reconnu comme portant atteinte à une liberté fondamentale.

Si l'obligation du port du masque peut porter atteinte à une liberté fondamentale, il n'en reste pas moins que celle-ci n'est pas, par principe même, arbitraire, irrégulière ; il faut que certaines conditions soient rencontrées pour que cette mesure soit légale (II).


II. L'obligation du port du masque : une mesure par principe non arbitraire, mais sous certaines conditions

Qu'il s'agisse des ordonnances des juges des référés des différents tribunaux administratifs précités, ou bien même des ordonnances du Conseil d'État, du 6 septembre 2020, au sujet de cette obligation du port du masque, aucune ne vient déclarer explicitement qu'une telle mesure de police administrative est arbitraire. En effet, à la lecture de ces ordonnances, il apparaît clair que les juges ont retenu que cette obligation est justifiée par la crise sanitaire traversée par la France. Ils ont également critiqué, pour certains, le fait que cette mesure de police revête un contenu à la fois général et absolu ; ils ont alors décidé de prescrire que cette obligation soit proportionnée au but recherché par la décision, c'est-à-dire la sauvegarde de la santé publique. Il faut par conséquent comprendre que les arrêtés pouvaient de manière légale imposer le port du masque obligatoire, mais que cette obligation ne pouvait être exigée en tout lieu et à toute heure.

En vérité, la lecture de ces ordonnances, notamment celle du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg, renseigne sur les pouvoirs dont peut bénéficier le préfet. Il est effectivement mentionné le fait que ce dernier est en mesure d'imposer le port du masque, mais il doit impérativement apporter la preuve que cette mesure de police administrative qui dispose d'un caractère à la fois général et absolu est justifiée d'une part, qu'elle correspond exactement à des circonstances locales d'autre part. De même, à ce sujet, le tribunal administratif de Lyon avait jugé que la mesure était justifiée, mais son caractère général et absolu ne l'était pas.

Pour sa part, le juge du référé du Conseil d'État fut également saisi de cette question de la légalité d'une mesure de police administrative visant à rendre obligatoire le port du masque, de manière illimitée, en tout temps et en tout lieu. En effet, dans ses deux ordonnances rendues le 6 septembre 2020, celui-ci a considéré que le port du masque obligatoire est possible sur l'intégralité du territoire d'une commune, notamment dans "les zones dans lesquels le risque de contamination est le plus fort". Il ajoute aussi que le port du masque obligatoire, même en plein air, est légitime notamment lorsque les mesures de distanciation sociale préconisées ne peuvent être respectées, dans les villes densément peuplées.

Néanmoins, le Conseil d'État vient ajouter que cette obligation ne peut être valablement prise et exécutée sans qu'une limite ne soit prévue. En d'autres termes, le juge des référés du Conseil d'Etat rejette l'obligation du port du masque pour des communes et des villes qui seraient moins peuplées. C'est en ce sens que la préfète du Bas-Rhin décida de reprendre à l'identique les dispositions de son arrêté concernant le port du masque obligatoire dans la ville de Strasbourg, mais a, comme enjointe par le juge des référés du Conseil d'État, décidé de concerter les élus locaux d'une dizaine de villes aux alentours de Strasbourg pour rendre le port du masque obligatoire dans certains lieux, précis, de ces mêmes villes.

Si les arrêtés visant à rendre obligatoire le port du masque connaissent des limites spatiales, il n'en demeure pas moins que certaines catégories de personnes peuvent elles aussi bénéficier des nécessaires limites imposées par le Conseil d'État à leur égard. Il en est ainsi des personnes pratiquant une activité physique (notamment à Lyon et à Villeurbanne).

Nous le voyons donc, ces différentes ordonnances rendues en référé ne contestent pas directement l'obligation du port du masque. Cependant, les juges des référés vérifient que ces arrêtés qui imposent le port du masque sont justifiés, adaptés et surtout proportionnés au but nécessairement poursuivi par une telle mesure de police, à savoir ici : la santé publique. En fait, les juges des référés permettent, dans le cadre de leur contrôle juridictionnel, de trouver une nécessaire balance entre la lutte contre l'épidémie due au COVID-19 et l'obligation de ne pas porter atteinte à la liberté d'aller et venir des individus, de manière grave et manifestement illégale.



Sources : Tribunal administratif de Lyon, Tribunal administratif de Strasbourg, Légrifrance, Conseil d'État