Pour comprendre la décision du Conseil d'État, décision qui était d'ailleurs prévisible, il convient de s'intéresser à la fois à la conception française de la laïcité, mais également aux droits et libertés fondamentaux que le bloc constitutionnalité, tout comme la Convention européenne des droits de l'Homme, protège.

Ainsi, nous allons analyser l'ordonnance du Conseil d'État, c'est-à-dire les différentes problématiques qui étaient en jeu, et une fois cette analyse faite, nous constaterons que finalement cette ordonnance s'inscrit dans une jurisprudence classique.



Les faits et la procédure

Le 5 août 2016, le maire de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes) avait pris un nouvel arrêté en vue de réglementer l'accès des plages de la commune et la baignade. Cet arrêté comportait un article 4.3 dont l'objet était d'interdire le port de tenues qui étaient regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et, en conséquence, sur les plages qui donnent accès à celle-ci.

Dès lors, un référé-liberté a été formé pour demander au juge des référés du tribunal administratif de Nice de suspendre cet article 4.3. Cette procédure du référé liberté qui est prévue par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative permet au juge administratif d'ordonner, dans un délai de quarante-huit heures, toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Pour obtenir satisfaction, le requérant doit justifier d'une situation d'urgence particulière, justifiant que le juge se prononce dans de brefs délais, tout cela étant cumulatif et l'absence d'un de ces éléments ne permettant pas de saisir le juge des référés sur ce fondement.

Par une ordonnance du 22 août 2016, le tribunal administratif de Nice, statuant en formation collégiale de trois juges des référés, a rejeté les demandes d'annulation de l'arrêté. Les requérants ont alors fait appel devant le juge des référés du Conseil d'État.


La décision du Conseil d'État

Le Conseil d'État commence par rappeler le cadre juridique. En effet, il rappelle, conformément à une jurisprudence constante depuis plus d'un siècle, que même si le maire est chargé de la police municipale celui-ci doit concilier l'accomplissement de sa mission de maintien de l'ordre dans la commune avec le respect des libertés garanties par les lois au titre desquelles figure la liberté religieuse. Les mesures de police prises par le maire d'une commune en vue de réglementer l'accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l'ordre public telles qu'elles découlent des circonstances de temps, de lieu et compte tenu des exigences qu'impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage. Il n'appartient donc pas au maire de se fonder sur d'autres considérations que celles-ci et les restrictions qu'il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d'atteinte à l'ordre public. Le maire ne peut donc pas se fonder simplement sur l'émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier.

Dans le cas de l'arrêté contesté, le Conseil d'État relève qu'aucun des éléments produits devant lui ne permet de retenir que des risques de trouble à l'ordre public ont résulté de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes. Dès lors, en l'absence de tels risques rien ne pouvait justifier légalement la mesure d'interdiction contestée. Le Conseil d'État en déduit donc que dans ces conditions le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions interdisant l'accès à la plage et la baignade.

Le Conseil d'État conclut donc que l'article 4.3 de l'arrêté contesté a porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. La situation d'urgence étant par ailleurs caractérisée, il annule l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nice et ordonne la suspension de cette mesure d'interdiction.

Néanmoins, cette décision du Conseil d'État qui est dans la continuité de sa jurisprudence et qui est parfaitement fondée en droit a suscité l'émoi tant dans la presse, dans le monde politique qu'auprès de nombreux citoyens qui ont cherché dans le principe de laïcité une justification à l'arrêté anti-burkini du maire.

Il faut donc expliquer en détail la conception française de la laïcité pour comprendre pourquoi elle n'avait pas lieu de s'appliquer ici. Enfin, pour compléter cela il sera intéressant de voir, comment, en France, la laïcité est à concilier avec les libertés fondamentales.


La notion de laïcité en France

En France, l'État est souverain c'est-à-dire qu'il émet des normes sans avoir à se soucier de leur concordance avec des normes édictées par d'autres autorités dont les autorités religieuses.

Historiquement, en France, la laïcité s'est formée par l'autonomie de l'État par rapport à l'Église. Il y a donc eu une séparation nette entre la sphère politique et la sphère religieuse. L'État ne se définit pas à partir d'une confession religieuse, il est en dehors de la sphère religieuse. L'Église est donc apparue comme un corps juridique subordonné à l'État et est traitée comme n'importe quelle autre entité intra-étatique.

La sécularisation de l'État peut cependant prendre diverses formes c'est-à-dire qu'il existe différentes modalités d'organisation de la laïcité. En effet, la plupart des États modernes sont laïcs, mais les modalités d'organisation de celle-ci sont différentes d'un État à l'autre. Cependant, ce qui ne varie pas d'un pays à l'autre c'est le principe même de la sécularisation de l'État, c'est-à-dire que l'État, en tant que souverain, n'est pas subordonné à la religion.

Le principe de laïcité, en France, est en premier lieu consacré par la loi du 9 décembre 1905 : loi de séparation des Églises et de l'État. Il en ressort que l'État reste neutre à l'égard des religions : « la république ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », sauf en Alsace-Moselle et ce pour des raisons historiques. Le principe de laïcité a ensuite été consacré dans l'article 1er de la Constitution française, cet article énonçant que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La constitutionnalisation du principe de laïcité a permis d'assurer l'effectivité de ce principe qui n'avait pas d'équivalent dans l'ordre juridique international.

En France, il y a donc deux régimes qui s'appliquent : le régime de la loi de 1905 et le régime concordataire en Alsace-Moselle. Néanmoins, le régime concordataire ne remet pas en cause le principe de laïcité.

Dès lors, on peut se demander ce que l'on entend précisément par laïcité en France ?

En France, la laïcité désigne l'émancipation du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir religieux, ainsi l'État édicte des règles différentes de celles édictées par les autorités religieuses. L'État reconnaît néanmoins les institutions religieuses puisque c'est un élément de la liberté des individus. C'est donc une conception et une organisation de la société qui est fondée sur la séparation de l'Église et de l'État et qui exclut les Églises de l'exercice de tout pouvoir politique ou administratif, et, en particulier, de l'organisation de l'enseignement.

Ainsi, il en ressort que le principe de laïcité n'a pas vocation à être utilisé pour restreindre les droits et libertés fondamentaux des individus dans leur vie personnelle puisqu'il ne s'applique, en premier lieu, qu'au sein de l'appareil étatique.

Il convient donc de voir désormais comment le principe de laïcité doit s'articuler avec les droits et libertés fondamentaux, et plus particulièrement avec la liberté directement concernée à savoir la liberté religieuse.


Laïcité et libertés fondamentales

Ici, nous limiterons notre propos à la liberté religieuse puisque c'est celle dont il est question dans les arrêtés anti-burkini.

La liberté de religion a elle aussi un ancrage constitutionnel, mais également un ancrage conventionnel très fort même si elle n'est pas absolue. Cette liberté doit se concilier avec d'autres principes ou libertés fondamentaux et peut donc faire l'objet de restrictions pour des raisons d'ordre public. Elle doit se concilier notamment avec le principe de laïcité et cela se répercute en premier lieu dans le service public avec le principe de neutralité.

Dans l'enseignement public, comme toujours en matière de liberté, la difficulté c'est de trouver un équilibre entre liberté religieuse et laïcité. Le principe c'est d'arriver à mettre en balance la laïcité, principe essentiel de notre République française, et la liberté religieuse qui est aussi un principe fondateur des sociétés démocratiques.

Concernant le port de signes religieux à l'école, la France étant une république laïque (article 1er de la Constitution de 1958), les autorités ont dû se prononcer sur le port de signes religieux à l'école. Cette problématique a commencé à agiter l'école publique dans les années 1980 et il devenait dès lors assez difficile pour les chefs d'établissements de concilier la laïcité à l'école et le port du signe religieux. Dans un premier temps, le Conseil d'État avait adopté une conception souple du principe de laïcité en autorisant les élèves à manifester leurs convictions religieuses à condition de ne pas le faire de manière ostentatoire ou revendicative c'est-à-dire sous forme d'acte de pression, de propagande. Mais par la suite, le législateur a adopté une loi le 15 mars 2004, loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues qui manifestent une appartenance religieuse dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Ainsi, la manifestation ostensible de son appartenance religieuse est exclue.

L'État a donc une certaine marge d'appréciation dans la conciliation de la liberté religieuse avec le principe de laïcité puisque la liberté religieuse peut être limitée en fonction des impératifs de laïcité que l'on trouve dans la Constitution française.

À cet égard, la Cour européenne des droits de l'homme a pu poser très clairement la conventionnalité de la loi du 15 mars 2004. En effet, elle a considéré que l'interdiction des signes ostensibles à l'école est motivée par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité et que cette interdiction est conforme aux valeurs sous-jacentes de la convention. La Cour européenne des droits de l'homme considère également que la sanction qui est l'exclusion n'est pas disproportionnée puisque ces élèves peuvent choisir de poursuivre leurs études dans des établissements privés où ils pourront manifester librement leurs signes religieux.

Concernant la problématique du port de signes religieux au travail et l'application du principe de laïcité : c'est l'État qui doit être laïc, l'État doit être neutre, mais l'entreprise privée n'a pas à être laïque et neutre. Dans le Code du travail, il est indiqué que nul ne peut apporter aux droits des personnes et à ses libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. La liberté est posée comme le principe et ensuite c'est au chef d'entreprise de motiver la restriction ou la limitation.

Ainsi, si dans le public c'est le principe de neutralité et de laïcité qui prime tel n'est pas le cas dans l'entreprise et dans la sphère privée où ce sont les droits et libertés individuels (parmi lesquels figure la liberté religieuse) qui priment.


En conclusion

Pour conclure, c'est bel et bien l'État français qui est laïc. En revanche, dans la sphère privée il n'y a pas de principe de laïcité. L'accès à une plage et la pratique de la baignade, bien qu'étant pratiquée sur le domaine public, sont des activités que l'on peut rattacher à la sphère privée et non aux rapports avec l'État. Dès lors, l'application du principe de laïcité est à exclure. Pour restreindre la liberté de religion, il faut que cette restriction soit justifiée par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du respect de l'ordre public et si ces restrictions sont proportionnées au but recherché.

Dans le cas de la problématique des arrêtés anti-burkini, l'on peut se demander comment les maires pouvaient justifier l'interdiction sur la plage et dans l'eau de ce qui est autorisé sur terre. En effet, le burkini n'est rien d'autre qu'un maillot de bain recouvrant la totalité du corps à l'exception du visage, des mains et des pieds. D'autant plus que la France n'interdit, depuis la loi du 11 octobre 2010, que la dissimulation entière du visage dans les lieux publics ce qui n'est pas le cas pour le burkini ou le simple voile. La solution du Conseil d'État est donc parfaitement justifiée en droit et sa jurisprudence aura vocation à s'appliquer dans tous les cas où les arrêtés pris par les maires ne seront pas adaptés, nécessaires et proportionnés au regard des seules nécessités de l'ordre public telles qu'elles découlent des circonstances de temps, de lieu et compte tenu des exigences qu'impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage.


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